(« Pour
l’amour de mon père
Ma mère, mes frères et mes sœurs
Ma mère, mes frères et mes sœurs
Oh oh, ce
serait le bonheur »)[1]
Prédication du 10 juin 2018,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Marc 3, 20-35 (NBS)
Puis il revient à la maison, et la
foule se rassemble encore : ils ne pouvaient pas même manger.
A cette nouvelle, les gens de sa
parenté sortirent pour se saisir de lui, car ils disaient : Il a perdu la
raison.
Les scribes qui étaient descendus de
Jérusalem disaient : Il a Béelzéboul ; c’est par le prince des démons qu’il
chasse les démons !
Il les appela et se mit à leur dire,
en paraboles : Comment Satan peut-il chasser Satan ?
Si un royaume est divisé contre
lui-même, ce royaume ne peut tenir ; et si une maison est divisée contre
elle-même, cette maison ne peut tenir.
Si donc le Satan se dresse contre
lui-même, il est divisé et il ne peut tenir : c’en est fini de lui.
Personne ne peut entrer dans la maison
d’un homme fort et piller ses biens sans avoir d’abord lié cet homme fort ;
alors seulement il pillera sa maison.
Amen, je vous le dis, tout sera
pardonné aux fils des hommes, péchés et blasphèmes autant qu’ils en auront
proférés ; mais quiconque blasphème contre l’Esprit saint n’obtiendra jamais de
pardon : il est coupable d’un péché éternel.
C’est qu’ils disaient : Il a un esprit
impur.
Sa mère et ses frères arrivent ; se
tenant dehors, ils le firent appeler.
La foule était assise autour de lui et
on lui dit : Ta mère, tes frères et tes sœurs sont dehors, et ils te cherchent.
Il répond : Ma mère et mes frères, qui
est-ce ?
Puis, promenant ses regards sur ceux
qui étaient assis tout autour de lui, il dit : Voici ma mère et mes frères !
En effet, quiconque fait la volonté de
Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère.
Il est compliqué, l’évangile de ce dimanche. Et difficile aussi, presque
pénible, ou douloureux, tellement il porte une violence brute, explosive, dans
ses versets.
Oui, il est compliqué car, comme souvent dans Marc, il est constitué de
deux récits différents, disposés « en sandwich » (c’est l’expression
des exégètes). Deux récits qui ont bien entendu un sens commun qu’il faut
chercher dans leur articulation et dans leur progression.
Donc, reconstituons le propos de Marc dans son double mouvement :
·
Tout d’abord, il est question d’une histoire de
famille, au sens plus précis d’une dispute de famille, en fait. Elle se
développe aux versets 20 et 21, puis 31 à 35.
Je raconte, en suivant
au plus près le texte grec : Alors que Jésus et ses disciples de plus en
plus nombreux font une nouvelle assemblée dans une maison, où ils souhaitent
communier en mangeant du pain, des « gens de sa parenté » (traduction de la
NBS ; « de chez lui », en traduction plus littérale de hoi par’autou) tentent de l’arrêter (krateô,
verbe que l’on retrouve, entre autres, dans l’épisode de l’arrestation de Jésus
à Gethsémani, en Marc 14:44, 46, 49 et 51), parce que, disent-ils,
« il est hors de lui » (trad. littérale
d’existemi / ἐξίστημι). Il
apparaît alors, dans le deuxième morceau du récit, que ces « gens de sa parenté » sont carrément sa mère, ses frères
et même ses sœurs (ajout tardif) qui restent cependant hors de l’assemblée des
disciples. A l’annonce de leur venue, Jésus refuse de les reconnaître comme
parents. Il affirme, à l’inverse, que ses disciples, assis en cercle autour de
lui, sont véritablement sa mère et ses frères, car ils « font » selon
la volonté de Dieu.
·
Ensuite, des versets 22 à 30, une polémique très
virulente éclate entre Jésus et des scribes de Jérusalem qui font littéralement
une « descente » en Galilée. En effet, sans aucune discussion
préalable, ces missionnaires du Temple diffament on ne peut plus gravement le
Nazaréen en affirmant qu’il est possédé par un démon (Béelzéboul) et même
par « le chef des démons »,
c’est-à-dire par Satan. Jésus retourne l’accusation des scribes contre eux, à
travers une parabole où il stigmatise l’œuvre diabolique de division
(« être partagé »). Il les avertit même que leur blasphème contre
l’Esprit saint est un péché éternel qui ne sera jamais pardonné ! Non sans
avoir, au passage, raconté de façon romanesque combien sa propre victoire sur
Satan est emportée de haute lutte…
Voici pour la narration remise en ordre, j’espère.
Deux histoires, donc. Un règlement de compte familial, tout d’abord, puis
une polémique apocalyptique avec le clergé de Jérusalem, ensuite. Mais aussi,
presque comme une troisième histoire, un combat titanesque contre Satan.
Cherchons, dès lors, la Bonne Nouvelle, dans ces trois histoires.
***
I /
Consanguinité versus fraternité
universelle des enfants de Dieu (versets 20-21 et 31-35)
Mes sœurs, mes frères, comment sommes-nous frères et sœurs, alors que nous
n’avons pas, pour la plupart d’entre nous, de sang en commun, que nous ne
sommes pas de la même lignée, de la même parenté ? Nous le sommes,
pourtant, parce que nous venons dans ce temple écouter la Parole qui nous
appelle à fraterniser, parce que, comme les disciples de Jésus dans leur maison
de Galilée, nous communions par le pain, parce que nous sommes rassemblés,
depuis la Pentecôte, dans l’universalité des langues de l’Esprit saint.
Mes sœurs, mes frères en Christ (c’est la formule consacrée), ne nous y
trompons pas.
Certes, Marc est rude, en ces versets, avec la famille de Jésus, bien plus
que Matthieu (12:22-37 et 12:46-50) et Luc (8:19-21 et 11:14-23) dans leurs
récits du même épisode. En cela, dans ces années 60 où il rédige son récit, il
règle certainement un compte avec Jacques, le « frère du Seigneur »,
frère de Jésus par le sang, qui règne sur la première Eglise de Jérusalem dont
on sait à quel point elle restait scrupuleusement dans l’observance des rituels
judéens, à quel point elle rejetait l’adhésions des Grecs au premier
christianisme.
Mais Marc ne nous incite pas pour autant à rejeter nos parents, mère,
frères et sœurs par le sang. Ce sont eux, s’ils restent hors de l’assemblée des
disciples, qui s’excluent eux-mêmes de cette nouvelle fraternité universelle
qui unit progressivement tous les hommes dans la communion du pain et l’écoute
de la Parole de Dieu. Ma mère, mon frère et mes sœurs par le sang peuvent,
s’ils le veulent bien, devenir mes sœurs et mon frère par le souffle de
l’Esprit. J’attends toujours…
Le cher pasteur libéral James Woody développait ainsi, sur les mêmes
versets : « Ceci pour dire que
la foi chrétienne n’accorde pas de valeur supérieure à la consanguinité. La foi
chrétienne n’accorde, d’ailleurs, pas plus de valeur à la religion, à la
région, à la nation ou à la moindre délimitation tracée de main d’homme. Paul
le rappellera : l’identité de l’être humain qui se place devant Dieu
transcende aussi bien le sexe que la nation, la culture, la religion… »[2]
***
II / La
division diabolique et le blasphème impardonnable (v. 22-30)
Ils sont véritablement diaboliques, ces scribes de Jérusalem, ces
inspecteurs du Temple, qui descendent sans crier gare au sein d’une assemblée
fraternelle et spirituelle pour porter la plus grave, la plus dangereuse des
accusations contre Jésus !
Ils vont bien plus loin que la parenté de Jésus qui reprochait déjà à
celui-ci d’être « hors de lui » ; ils l’accusent publiquement
d’être possédé par un démon, possédé par le diable.
En fait, Marc fait ici la leçon aux « visages lugubres » de tous
poils, pour parler comme le pape François dénonçant, à la veille de Noël 2014,
les quinze maladies qui menacent le haut clergé et plus particulièrement la
curie…
Première leçon de Marc : En faisant un reproche infondé à leur
fils et frère, la mère, les frères et les sœurs de Jésus ont ouvert la voie à
l’accusation infamante des scribes de Jérusalem. La médisance est une plante
vénéneuse dont la croissance est incontrôlable dès que l’on en sème le premier
germe… En tentant de se saisir de Jésus, de l’« arrêter » même, la
mère, les frères et les sœurs de Jésus ont aussi ouvert la voie à l’arrestation
mortelle de Jésus à Gethsémani (Marc 14). La première violence ne peut que
s’exaspérer dans une montée aux extrêmes qui aboutit fatalement à la
destruction.
Deuxième leçon : En tentant de porter la division au sein de
l’assemblée des disciples de Jésus, les scribes de Jérusalem figurent
exactement l’œuvre du diable. Diábolos,
issu du verbe διαβάλλω / diabállô,
signifie précisément « celui qui divise », « qui désunit »,
« qui détruit »… C’est tout le sens ironique de la parabole des
versets 24 à 26 : « Si un
royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut tenir ; et si une
maison est divisée contre elle-même, cette maison ne peut tenir. Si donc le
Satan se dresse contre lui-même, il est divisé et il ne peut tenir : c’en
est fini de lui. »
Troisième leçon : Le « blasphème contre l’Esprit » saint est
un « péché éternel » et celui qui le profère « n’obtiendra
jamais le pardon ». De quoi s’agit-il, pour que cela soit si grave, si
définitif ? Eh bien, si j’ose dire, les scribes, non contents d’accuser à
tort Jésus d’être possédé par le diable, l’ont fait en descendant de Jérusalem, c’est-à-dire depuis le Temple,
c’est-à-dire depuis le trône du grand prêtre, c’est-à-dire… au nom de
Dieu ! Ils ont oublié, pour autant, le décalogue de Moïse : (Exode
20 :7) « Tu n'invoqueras pas le
nom du SEIGNEUR (YHWH), ton Dieu, pour tromper : le SEIGNEUR ne tiendra
pas pour innocent celui qui invoquera son nom pour tromper. »
L’excellent pasteur Antoine Nouis précise : « Le Talmud dit que quand Dieu a prononcé ces paroles, le monde
entier a tremblé, car l’Eternel absout tous les autres péchés, mais pas
celui-ci. Ce péché, si grave, consiste à détourner Dieu de son être pour
l’utiliser à notre profit, contre nos prochains… »[3]
***
III / Lutter
contre Satan et faire la volonté de Dieu (v. 27 et 35)
Plutôt que d’instrumentaliser Dieu pour soumettre et condamner nos
prochains, mieux vaut donc lutter corps à corps contre Satan, nous fait
comprendre Jésus, dans cet impressionnant verset 27 (à la suite du verset
26 : « Si donc le Satan se dresse contre lui-même, il est divisé et
il ne peut tenir : c’en est fini de lui. ») : « Personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller
ses biens sans avoir d’abord lié cet homme fort ; alors seulement il
pillera sa maison. »
Quelle violence dans cette lutte et dans son enjeu ! Ligoter (δέω / deo)
« le fort » (ischuos / ἰσχυρός), pour « piller ses biens, sa maison »…
Le professeur Elian Cuvillier, commentant ce verset, l’a dit
clairement : « La venue du
Règne de Dieu est placée sous le signe d’un combat sans merci… (Elle)
exigeait conversion et foi dans la Bonne Nouvelle. Mais la victoire sur le mal,
c’est beaucoup plus qu’une question de volonté ou même de foi. La puissance du
Malin qui emprisonne l’homme doit être contestée au cœur même de sa maison et
de son royaume. »[4]
La venue du Règne de Dieu suppose notre combat contre le mal, dans le monde qui est le royaume du Prince de ce monde (pour parler comme Jean, au chapitre 17 de son évangile)…
La venue du Règne de Dieu suppose notre combat contre le mal, dans le monde qui est le royaume du Prince de ce monde (pour parler comme Jean, au chapitre 17 de son évangile)…
Il ne nous suffit donc pas d’être sœurs et frères par le sang, ni même par
la communauté, par le temple, par la communion, voire par le christianisme ou
même par le protestantisme… Il nous faut aussi être les ligoteurs de Satan, le grand diviseur, et les pilleurs de ce qu’il a amassé dans notre
monde. Je vous laisse bien sûr le soin de discerner dans le détail ce que sont
ces « biens » (littéralement : « objets », de σκεῦος /
skeuos) que Satan a amassés dans le monde, avant de passer à l’action.
Personnellement, j’ai ma petite idée…
Ainsi, par la lutte anti-diabolique, et ainsi seulement, nous ferons la
volonté de Dieu !
***
Ce qui est
merveilleux, chez Marc, c’est qu’il va jusqu’à nous fournir l’arme fatale
pour mener cette lutte. Il s’agit de l’écoute !
La « parenté » de Jésus
et les scribes de Jérusalem parlent à tort et à travers, jettent le soupçon,
prononcent leurs jugements sans autre forme d’instruction ou de procès, de
débat contradictoire, décrètent, tempêtent, injurient, diffament, saturent le
monde de leurs mots, de leur communication, ne laissant aucun espace à l’autre
parole, à la Parole. Ils
blasphèment !
Au contraire, les disciples de Jésus, lutteurs anti-diaboliques
exemplaires, sont dans l’écoute. Dans l’écoute de la Parole de Dieu. Un peu
plus loin, dans l’évangile de Marc (4:10-1), nous retrouvons ainsi les compagnons
de nouveau rassemblés autour de Jésus, afin d’écouter celui-ci donner
l’explication de ses paraboles. C’est cette capacité d’écouter qui constitue la
véritable fraternité en Christ. Elian Cuvillier a cette jolie formule : Dans
Marc, « le thème de l’écoute revient
comme un refrain… »[5]
Les véritables frères et sœurs de Jésus, et sa mère aussi, sont donc celles
et ceux qui « font la volonté de
Dieu » par l’écoute de sa Parole. Ici, « faire » traduit le
verbe ποιέω / poieo. Le pasteur James
Woody en conçoit cette belle ouverture qui va, tout de même, détendre
enfin l’atmosphère : « Ceux qui
veulent être de la famille de Jésus, sont donc appelés à poétiser la volonté de Dieu. Les disciples de Jésus
sont les poètes de Dieu, celles et ceux qui mettent en mots, en rimes, en
rythme, non pas les paroles de Dieu, mais sa volonté, ce qui suppose, là
encore, un degré de liberté puisque la volonté de Dieu ne peut s’exprimer qu’au
travers des interprétations que nous pouvons en donner les uns et les autres.
(…) Etre disciple de Jésus, ce n’est pas autre chose, selon l’évangéliste Marc.
(…) Etre de la parenté de Jésus, c’est poétiser le monde, poétiser le
quotidien, poétiser les relations personnelles, poétiser les projets, poétiser
les lieux de vie, poétiser les conflits, poétiser les souffrances et les
échecs, poétiser notre identité. Poétiser, c’est le contraire de saisir. (…)
C’est adhérer à cette idée qu’appartenir à la famille chrétienne, c’est se
tenir à part des déterminismes. »
(En fraternel
humour) Peut-être, nous sommes-nous trop éloignés des trompettes eschatologiques
de Marc, pour entrer trop loin dans l’évangile poétique selon saint James…
Certes, cela ne peut pas faire de mal, mais arrêtons-nous là.
Amen
[1]
« If I Had a Hammer » (« The Hammer Song ») est une chanson
populaire et contestataire américaine écrite en 1949 par Pete Seeger et Lee
Hays. Elle fut enregistrée par The Weavers, le groupe folk de Seeger, Hays,
Ronnie Gilbert et Fred Hellerman. En 1963, elle est adaptée en français par
Vline Buggy et Claude François (« Si j'avais un marteau »),
interprétée par ce dernier et par Les Surfs. La version française a été purgée
de sa composante contestataire. Notamment, la traduction de « my brothers
and sisters » en « mes frères et mes sœurs » ne correspond pas à
l'original, puisque « brother » et « sister » font partie
du langage syndicaliste américain et signifient « camarades ».
[2]
Oratoire du Louvre, Paris, le dimanche 13 juillet 2014.
[3]
L’Aujourd’hui de l’Evangile. Lecture
actualisée de l’évangile de Marc, Olivétan, 2013, p. 112.
[4]
L’évangile de Marc, Bayard / Labor et
Fides, 2002, pp. 78 et 79.
[5]
L’évangile de Marc, Bayard / Labor et
Fides, 2002, p. 80.
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