François Jullien
Propos recueillis par Antoine Peillon, avec Isabelle de Gaulmyn (pour La Croix)
François Jullien, l’un des philosophes les plus traduits au
monde, a tout de l’intellectuel français tel qu’on se l’imagine, y compris la
crinière en bataille. Trois « événements » éditoriaux de ce printemps nous ont amenés
à le rencontrer, afin de faire, avec lui, un retour sur son œuvre. En effet, un
Cahier de L’Herne (le n° 121) lui est
intégralement consacré, sous la direction de Daniel Bougnoux et François L’Yvonnet ;
Si près, tout autre ; De l’écart et de la
rencontre (Grasset) propose, à nouveau, de « penser l’autre »,
« ce qui peut relancer la philosophie et, d’abord, nous fait accéder à l’existence » ;
enfin, dans Ressources du christianisme
(L’Herne)[1], la relecture de l’évangile
de Jean permet au philosophe de montrer, « sans y entrer par la
foi », combien le christianisme est toujours une « ressource
féconde » pour connaître « la vérité qui fait vivre ».[2]
La
Croix : En publiant un petit livre sur le christianisme, vous surprenez
votre monde. Jusqu’ici, on vous connaissait comme philosophe, helléniste et
sinologue. Comment cet « écart », pour reprendre un thème qui vous
est cher, est-il reçu par vos confrères ?
En tous les cas, ce qui est sûr, c’est que, d’un côté comme
de l’autre, on me critique… Les philosophes se demandent ce que je fais là-dedans ;
ils me soupçonnent de m’être converti, d’emboîter le pas à un supposé « retour
du religieux ». Et de l’autre côté, les chrétiens n’ont pas l’air de se
rendre compte que le christianisme puisse être en difficulté, aujourd’hui. Ma
démarche, au fond, ne les intéresse pas, peut-être parce qu’elle n’est pas
récupérable, étant donné que j’avertis clairement que j’aborde les
« ressources » du christianisme « sans y entrer par la
foi ». Chacun pense, visiblement, que l’on est soit dans la foi, soit en dehors,
et qu’il n’y a pas d’autre possibilité de penser et d’exister que selon cette
alternative. Or, moi, je veux opérer un pas de côté, me retirer de cette
question de la foi. Mon propos est de dire qu’il faut déjà commencer par entrer dans le christianisme. Qu’est-ce
que « entrer » ? C’est entrer dans une intelligence. Ensuite, on
peut exploiter ces ressources comme l’on veut. L’autre jour, je parlais devant
des responsables de l’enseignement catholique et je leur ai posé la question de
savoir comment ils pensaient le caractère chrétien de leurs établissements,
alors que beaucoup de leurs élèves, de parents d’élèves et aussi nombre d’enseignants
n’ont pas la foi. Et j’ai été surpris de constater que cette question ne les
intéressait pas…
- Avant
de revenir à votre livre sur les « ressources du christianisme »,
parlons de vous. En 1974, jeune normalien et agrégé de philosophie, vous partez
en Chine. Pourquoi la Chine ?
- Attention, je ne suis pas allé en Chine par hasard, ou
par séduction. Ni par maoïsme ! (sourire)
Je suis allé en Chine parce que j’étais philosophe helléniste et que j’ai voulu
considérer les Grecs depuis un dehors. On dit que nous sommes héritiers des Grecs,
mais que sait-on de cet héritage tant que l’on n’en est pas sorti ? J’ai choisi la Chine parce que c’est quelque
chose qui est totalement en dehors de nous : en dehors par l’histoire, car
nous, les Européens, ne sommes allés en Chine que très tardivement, au XVIe
siècle, et en dehors par la langue, car le chinois n’est pas une langue indoeuropéenne.
C’était, pour moi, une façon de réagir contre l’atavisme de la philosophie. Il
s’agissait de chercher un dehors pour
éprouver ce qui se passe quand la pensée quitte ses assises, quand on ne remonte
plus à ce que l’on connaît déjà. Je voulais savoir ce qui arrive à la pensée
dans ce dénuement, cette désappropriation. J’aime bien ces mots du
« Bateau ivre » de Rimbaud : quitter « l’Europe aux anciens
parapets », c’est une expérience de pensée. On se trouve dans une forme d’étrangeté.
- Ce
qui vous a permis de revenir à la philosophie grecque, par ce détour…
- Ce dehors chinois permet d’interroger la philosophie européenne,
de mieux voir ce que l’on prend comme allant de soi ou pour des évidences, ce
que j’appelle « l’impensé de la raison », de notre pensée. Prenez la
démarche cartésienne. Descartes nous dit : « Je pense donc je
suis ». Mais avant le « je pense donc je suis », qu’est-ce qui
permet ce « je pense » ? Descartes ne se pose pas cette question.
Mais, en chinois, c’est impossible ! Donc, même le « cogito »,
qui est le point de départ solide de notre pensée, est la chose la plus difficile
à faire passer en chinois. On vient des Grecs, mais comment savoir ce que l’on
doit aux Grecs ?
- Et
ce détour par la Chine vous ramène aussi au christianisme... Pourquoi ?
- En Chine, j’avais mis en œuvre le concept de « ressources »,
mais j’ignorais les ressources qui sont sous mes pieds, qui sont les ressources
du christianisme. Or je pense qu’il y a un problème. C’est même un problème
politique. L’Europe a du mal, aujourd’hui, à se construire, car elle a cette « affaire
chrétienne » dans les mains et elle ne sait pas quoi en faire. Cela l’embarrasse.
Regardez la péripétie du préambule de la constitution européenne, entre 2001 et
2004. On a voulu définir l’identité européenne. Les uns ont dit qu’elle avait
des « racines chrétiennes » ; les autres, laïques. Les uns étant
les Polonais, les autres, les Français. Entre la tradition des Lumières et la
tradition chrétienne, on n’a pas voulu choisir. Et on n’a rien su dire, alors
que, justement, l’Europe, c’est cet écart ouvert par le christianisme entre la foi
et la raison. L’Europe est en panne, car elle ne sait pas gérer cette affaire
chrétienne qui est en elle, avec des églises qui ne sont pas pleines et, néanmoins,
un fait chrétien que tout le monde porte plus ou moins en lui.
- Il
faut dire que le débat s’est embourbé dans la problématique de l’identité…
- On a pris un mauvais concept, celui de « l’identité ».
Et on est en panne. Or, si l’on part de cet écart créé par le christianisme, on
sort de l’identité et on peut parler alors d’une « ressource » pour
notre temps.
- Ce
qui vous frappe, d’emblée, à propos d’écart, c’est la langue utilisée par le christianisme
pour rendre compte du message du Christ.
- La première grande singularité du christianisme, c’est
que le message du Christ est exprimé, dans les Evangiles, en langue grecque, et
non en hébreu, ni dans l’araméen que parlait le Christ. L’enseignement chrétien
s’est trouvé ainsi détaché de son appartenance linguistique originaire. Les Evangiles désolidarisent le message
chrétien de la langue dans laquelle il a été certainement prononcé par Jésus,
ce qui donne au christianisme, d’emblée, une vocation universelle.
-
Parmi les quatre Evangiles, vous avez travaillé particulièrement sur celui de
Jean. Pourquoi ?
- J’ai centré ma lecture sur l’évangile de Jean, car il
présente une forme de radicalité que l’on ne trouve pas dans les trois
évangiles synoptiques. Jean ne cherche pas à convertir, il n’est pas idéologue.
Il s’intéresse à ce qui advient[3], ce qui permet l’évènement,
son surgissement. Dans son évangile, on ne trouve aucun propos de conversion, à
la différence des lettres de Paul. Luc, pour moi, mythologise ; il est
trop littéraire. Marc est plus psychologique ; il dit ce que le Christ
éprouve en lui- même, et ce n’est pas rien ! Mais c’est avec Jean que je
trouve le plus de ressource pour moi,
et où l’écart réalisé par le christianisme vis-à-vis de toutes les autres
pensées – la grecque ou la chinoise, entre autres - est exprimé avec le plus de
radicalité.
- En
quoi cet écart est-il une ressource ?
- Parce qu’il oblige à sortir de l’attendu, du
convenu. C’est un énorme apport par
rapport à la philosophie grecque. Les Grecs ne parlent pas de l’écart, mais de
la différence. Et la différence est un outil de connaissance. Comme le dit
Aristote, on connaît de différence en différence, jusqu’à l’essence de la
chose. La différence range : le savoir, les typologies, les catégories.
Elle sépare par distinction. L’écart fait l’inverse : il pose la question
de savoir jusqu’où va la distance qu’il établit entre deux sujets ; il
crée une tension, un vis-à-vis. On fait par exemple un écart de langue, de
conduite… L’écart dérange, il ne range pas. Il a une vocation exploratoire, il fait
découvrir. L’écart ne laisse par tomber l’autre, ou ne le nie pas, comme le
fait la logique de la différence. Il maintient l’autre en regard. Il fait
apparaître de l’entre.[4] Cet écart, c’est tout l’apport
du christianisme dans la pensée européenne. Déjà, parce que nous avons quatre
évangiles, quatre versions écartées les unes des autres, ce qui permet de créer
du sens et fonde les conditions d’une véritable rencontre. L’écart ce n’est pas
un « gap », un fossé. Au contraire l’écart permet de faire apparaitre
de l’entre, de l’altérité, où il y a un commun. Il faut savoir recréer de l’écart,
pour renouveler la rencontre. Une rencontre est toujours imprévue.
- Le
Christ est la rencontre même ?
- Oui, le Christ est dans cette contradiction féconde, car
il est totalement homme et totalement
Dieu. C’est une contradiction flagrante. C’est là, je trouve, le plus
extraordinaire de l’intelligence chrétienne, moi qui ai passé mon temps entre
les Grecs et les Chinois.
- Vous
trouvez cette « contradiction » dans Jean ?
- Dans l’évangile de Jean, Dieu « dé-coïncide »,
selon mon expression.[5] Jean ne pense pas à
renverser les choses, mais il permet de faire entendre la nouveauté, l’inouï. Il nous dit, dès le premier
verset du prologue de son évangile : « Au commencement était le verbe »,
et en même temps « Dieu était le verbe ». Donc, clairement, quand je
lis cela, c’est que Dieu s’éloigne de Dieu pour s’accomplir dans Dieu. Ensuite,
Dieu part du Dieu éternel pour mourir en esclave sur la croix. Dieu créé ainsi
un écart au sein de lui-même. Il ne s’immobilise pas dans une essence de Dieu,
qui serait un Dieu mort. C’est toute la singularité du christianisme, cette
part d’homme à l’intérieur de Dieu. Dieu qui éventre Dieu pour permettre de le penser.
Dans les évangiles, Dieu se défait de lui-même pour se promouvoir.
- En quoi
cela peut-il aider aujourd’hui ?
- Le christianisme apporte une logique du paradoxe dans la
pensée. La philosophie grecque est la logique de la ressemblance, tandis que le
christianisme permet de penser le paradoxe, le complexe. Dans la philosophie
grecque, le premier principe, c’est l’énonciation de la non-contradiction. Elle
pense l’être comme ne pouvant se contredire. De ce fait, la philosophie grecque
a laissé tomber le vivre, car elle n’a
pas permis de penser l’ambiguïté. Or la vie est ambigüe, ambivalente. Le
christianisme permet d’appréhender l’ambiguïté du vivre. La philosophie grecque pensait l’être, et non le vivre, car vivre nous met dans le
paradoxe.
- Quel
est ce vivre que promeut le
christianisme ?
- Jean en parle dans l’épisode de la Samaritaine qui donne à
boire au Christ. Il distingue la vie, en tant que simplement être en vie, être
animé (psuché), de la vie (zôé) que l’on a en soi, en plénitude. La
Samaritaine part du premier sens de la vie, la vie vitale donnée par l’eau qui
abreuve et maintient en vie, pour accéder, grâce aux paroles du Christ, à la
vie en tant que source de vie, vie « effectivement vivante » et que j’appelle
« vie surabondante ». On passe ainsi du sens premier de vie à son
sens spirituel. Jésus enseigne à entendre autrement, spirituellement, la vie.
- Qu’entendez-vous
par vie spirituelle ?
- Attention, la spiritualité, aujourd’hui, c’est une grande
poubelle, où l’on met tout et n’importe quoi. Pour moi, le spirituel a un sens
profond, que Jean exprime bien. « Spirituel », ce n’est pas de l’abstrait.
Les Grecs nous ont appris à chercher l’abstraction du sens du réel, l’idéel :
on passe ainsi des belles choses au « beau » en soi. Or Jean n’a pas un
discours abstrait, mais un discours spirituel : c’est le sens de vivant. Il
faut comprendre « vivant » non comme symbolique, mais comme ce qui ne
meurt pas, ce qui fait vivre, comme l’eau que Jésus donne, par ses paroles, à
la Samaritaine. Ainsi, Jean nous aide à penser ce qui est le plus difficile à
penser, à savoir la vie. Vivre résiste toujours à la pensée. Car tant que je
suis en vie, je n’ai pas de distance avec ce que je vis. C’est très fort, d’ouvrir
l’idée de vie commune jusqu’à la vie comme vivante. Je comprends ainsi la « vie
éternelle » : cette vie effectivement vivante, surabondante, qui ne
peut pas mourir, en tant qu’elle est source de vie. Toute la question de Jean,
c’est de savoir comment ne pas en rester au vital pour déployer la vie en moi
dans son essor, jaillissante et surabondante. Or cette question est bêtement
tombée, aujourd’hui, du fait du retrait du religieux, sous la coupe de ce que l’on
appelle le développement personnel. Pourtant, le christianisme permet de redonner
une tenue et une intelligence à la façon de penser comment promouvoir, en soi,
la vraie vie.
-
Cette « vraie vie », c’est le sens de l’existence ?
- Il y a là toute une dimension éthique essentielle au
christianisme. Jean nous met sur la voie de la pensée de l’existence. « Exister »,
c’est, étymologiquement, « se tenir hors ». Les créatures se tiennent
ainsi hors de l’esprit de Dieu qui les a conçues. En existant, nous nous tenons
hors de l’esprit de Dieu. L’homme est le seul être vivant à pouvoir se tenir
hors de son environnement. Le sujet humain est à la fois dans le monde et hors
du monde. On le voit très bien dans l’épisode de la femme adultère : le
fameux « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre
contre elle » (Jean 8:7) évite le jugement où s’enferme le monde. Il fait
un trou dans le système.
- Certains
estiment que le christianisme mène à vivre trop en dehors du monde…
- Certes, dans Jean le Christ dit à Pilate : « Ma
royauté n’est pas de ce monde. » (Jean 18:36) Mais si Jean m’intéresse, c’est
bien qu’il est au départ d’une pensée de l’existence dans sa plus grande
exigence éthique.[6]
Il ne porte pas un jugement de valeur sur le monde. On peut lire Jean comme signifiant
le refus du monde, mais je pense que c’est une erreur. Il dit, en réalité, que
l’homme est aussi capable de se tenir hors du monde. Non par rejet du monde,
car Dieu aime le monde (Jean 3:16), mais parce que le monde signifie la
totalité. Une totalité d’appartenance. C’est donc une forme de clôture. Exister,
au sens chrétien, signifie que tout en étant dans le monde, je peux me tenir
hors du monde. C’est une formidable ouverture ! Dans Jean, le Christ
demande de l’eau à boire à la Samaritaine pour se maintenir en vie. Mais il
détache une possibilité nouvelle à partir de cette nécessité vitale. La Samaritaine
le comprend bien. C’est ce que Jésus fait aussi avec les disciples, à propos de
la nourriture, le pain, les poissons… Enfin, quand il dit, « je me retire et je viens vers vous » (Jean
14:28), c’est une phrase extraordinaire. Dans le texte grec, cela dit
clairement : « En m’en allant, je viens à vous. » Développons :
en mettant de l’écart entre vous et moi, je tends vers vous. On devrait traduire même
ainsi : « Par mon retrait, je viens vers vous. »
- L’écart
est donc la clé de l’existence et de l’éthique d’une « vie effectivement
vivante », pour reprendre vos termes ?
- C’est toute la question du comment vivre en existant qui
est posée. De comment vivre dans le monde, mais sans le subir comme une clôture
définitive. Pour rencontrer l’autre, il faut un ailleurs d’où vient l’autre. La
vie se donne et se partage, elle ne se garde pas pour soi, mais se dévoue à l’Autre.
Jésus vivant le démontre en mourant sur la croix, pour la vie - les chrétiens
diraient « pour le salut » - des autres. C’est ainsi que l’on doit vivre,
au sens fort du terme. L’écart permet la vie surabondante : cette promotion-là
est éthique. Car se tenir hors du monde, c’est aussi être dans l’autre : « En
ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et
que je suis en vous » (Jean 14:20), nous dit le Christ. Pour accéder
à l’intime de l’autre, la rencontre de l’autre se fait hors du monde. Jésus
ouvre en ce monde une autre dimension ou, pour mieux dire, la dimension de l’Autre.
- Il s’agit
de l’amour, non ?
- Le mot « amour », je ne l’emploie pas, car il
est ambigu. Il y a trois termes grecs : agapé, philia, éros. Le mot agapé désigne cette possibilité de rencontre de l’autre hors du monde.
Je préfère parler d’intime plus que d’amour.[7] Car « intime »
dit à la fois le plus profond en moi (je ne peux pas remonter plus loin, comme
l’exprime l’« intime conviction ») et aussi le fait d’être intime
avec quelqu’un. Or, quand vous dites « je t’aime », vous faites de l’autre
un objet. Alors que lorsque je dis « je suis intime avec toi », il s’agit
d’une rencontre…
- Vous
rejoignez le pape Benoît XVI, lorsqu’il explique, dans son texte « Dieu est
Amour », que le christianisme est d’abord une rencontre avec une personne...
- C’est vrai que le pape Benoît XVI m’intéressait, car il
savait le grec, et cherchait comment le christianisme, reprenant l’héritage
grec, a voulu réconcilier foi et raison. Je suis moins à l’aise avec le pape
François, même si je ne suis pas là pour juger des papes ! Mais je pense
que l’Eglise a tort de penser qu’elle n’a en charge que l’écologie ou la
pastorale. Elle doit faire un travail de théologie. Sinon, elle érode sa propre
base. Elle doit réfléchir à ce que le christianisme permet de penser.
- Vous
situez votre recherche sur les « ressources du christianisme » en
dehors de la foi. Mais cet Autre, dont vous dites qu’on le rencontre hors du
monde, n’est-ce pas Dieu ?
- Cela ne me gêne pas qu’on le nomme « Dieu ». Il
y a deux pensées de l’autre : soit l’autre est défini comme l’opposé du
même, ce qui est en face, différent du même, soit l’autre est extérieur à soi
et c’est l’Autre hébraïque et chrétien, que l’on ne peut que rencontrer. Toute
la Bible est le récit de la rencontre de Dieu en tant qu’Autre. C’est ce que
dit Augustin, lorsqu’il parle de ce Dieu plus intérieur que mon intime, plus
intérieur que le plus au dedans de moi, et qui est pourtant le Dieu tout autre.
- Pourquoi
dites-vous que l’Europe est en panne du christianisme ?
- La ressource du christianisme, c’est la possibilité de
sortir de soi, de ne pas se replier sur cette clôture de soi. Il y a un enjeu
politique à penser l’autre ainsi, comme celui qui me permet de sortir de moi. L’espace
politique n’est pas que le monde. Il y a un idéal, et c’est dans cet idéal qui
n’est pas de ce monde, que je peux rencontrer l’autre. L’idéal, c’est un mot
qui décrit une géographie de l’Europe.[8] L’Europe n’a plus d’idéalité
qui la porte, elle est devenue une négociation de petits marchands. On a perdu
l’altérité, d’où le repli communautariste, avec tous ses fruits vénéneux.[9]
François
Jullien
·
Né le 2 juin 1951 à Embrun (Hautes-Alpes).
·
Ancien élève de l’école normale supérieure de
la rue d’Ulm (Paris), agrégé de philosophie (1974), docteur d’Etat en études
extrême-orientales (1983).
·
Professeur des universités, il est titulaire de
la chaire sur l’altérité créée à la Fondation Maison des sciences de l’homme.
·
En 2010, il a reçu le prix Hannah Arendt pour
la pensée politique et, en 2011, le grand prix de philosophie de l’Académie
française pour l’ensemble de son œuvre.
·
Une trentaine de ses quelque quarante essais
ont été traduits en allemand, italien, espagnol, anglais, chinois et
vietnamien.
Deux
citations
·
« Or je crois qu’on peut récapituler au
moins trois aspects selon lesquels le christianisme a promu l’intime. D’abord
parce qu’il a porté l’idée d’un événement
qui change tout et tel qu’il puisse faire basculer l’existence ;
ensuite, parce qu’il a fait lever la barrière, par cet événement de la
rencontre, entre l’Autre et soi ; enfin, parce qu’il a produit un lieu
propre à l’intime en déployant une subjectivité infinie. » (De l’intime ; Loin du bruyant amour,
Grasset, 2013 ; Livre de poche, Biblio essais, 2018, p. 75)
·
« Jésus, « ayant aimé les siens, ceux
qui sont dans le monde, les aima jusqu’à la fin ». Jusqu’à la fin (eis telos) :
si l’on aime de cet amour expansif d’agapé,
on aime, en effet, jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin, qui n’est pas la mort. Car
cette fin, telos, ne dit pas
seulement le terme, mais aussi l’accomplissement, l’achèvement, le comblement
ou le plein développement. » (Ressources
du christianisme, mais sans y entrer par la foi, L’Herne, 2018, p. 121)
[1] Dédié à
Pascal David, frère dominicain et chargé d’enseignement en master à la faculté
de philosophie de l’université catholique de Lyon, auteur, entre autres, de Penser la Chine ; Interroger la
philosophie avec François Jullien (Hermann, 2016), directeur éditorial de
l’ouvrage collectif En lisant François
Jullien ; La foi biblique au miroir de la Chine (Lethielleux, 2012),
éditeur de Simone Weil, Désarroi de notre temps et
autres fragments sur la guerre (éditions Peuple Libre, 2016)
et de Simone Weil, Luttons-nous pour la
Justice ? Manuel d'action politique
(éditions Peuple Libre, 2017).
[2]
Lire « Éclairer l’Évangile, jusqu’au seuil de la foi », site Internet
de La Croix, 29 mars 2018 : https://livre-religion.blogs.la-croix.com/evangile-seuil-foi/2018/03/29/.
Par ailleurs, Entrer dans une pensée
(Gallimard, 2012) et L’Ecart et l’entre
(Galilée, 2012) viennent d’être réédités ensemble, en avril 2018, dans la
collection Folio essais (Gallimard).
[3] Ressources du christianisme, L’Herne,
2018, pp. 41 à 47 : « (…) « devenir » prend, dans le grec
de Jean, un nouveau sens : devenir
y devient advenir… » Cette
traduction de egeneto ἐγένετο
en « advenir » est aussi celle du Nouveau
Testament interlinéaire (grec -français) de la Société biblique française
(Bibli’O, 2015).
[4] L’Ecart et l’entre ; Leçon inaugurale
de la Chaire sur l’altérité, Galilée, 2012 ; en format de poche,
Gallimard, collection Folio, 2018.
[5] Dé-coïncidence ; D'où viennent l'art et
l'existence ?, Grasset, 2017.
[6] Vivre en existant ; Une nouvelle
éthique, Gallimard, 2016.
[7] De l’intime ; Loin du bruyant amour,
Grasset, 2013 ; en Livre de poche, collection Biblio essais, 2018.
[8] L’invention de l’idéal et le destin de
l’Europe, Seuil, 2009.
[9] De l’universel, de l’uniforme, du commun et
du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008 ; Le Pont des singes (De la diversité à venir). Fécondité culturelle face
à identité nationale, Galilée, 2010 ; Il n’y a pas d’identité culturelle, mais nous défendons les ressources
d’une culture, L’Herne, 2016.
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