Béhémoth et Léviathan, aquarelle préparatoire de William Blake pour les illustrations du Livre de Job (1826)
Apocalypse de Jean, 3, 13-15 (Segond 1910)
Écris
à l'ange de l'Église de Laodicée : Voici ce que dit l'Amen, le témoin
fidèle et véritable, le commencement de la création de Dieu :
Je connais tes œuvres...
Dès 1942,
n’ayant pas encore connaissance du génocide des Juifs, mais ayant tout compris
du nazisme, bien qu’exilé aux États-Unis, Franz Neumann écrit un livre incroyable,
ayant pour titre Béhémoth ; Structure et pratique du
national-socialisme. Ce livre fut publié en 1942 aux États-Unis, et
rapidement réédité. Il ne fut traduit et édité en France qu’en 1986, chez
Payot. Neumann, qui appartient à l’École de Francfort, affirme que le
national-socialisme est le règne de l’anarchie, des voyous et des intérêts
particuliers. Ce n’est pas le Léviathan, contrairement à la compréhension
commune, c’est-à-dire un État totalitaire monolithique et tout-puissant. C’est,
au contraire, la disparition de la Loi, l’explosion des intérêts particuliers,
et la violence déchaînée, à commencer par celle des plus forts et des plus
malfaisants. C’est cela, le Béhémoth, la figure mythique du Béhémoth[1],
pluriel superlatif du mot qui désigne, en hébreu biblique, le bétail, les animaux
domestiques (Genèse, I, 24). Dans le livre de Job (XL, 15), Béhémoth prend
l’allure d’un pluriel intensif et mythique : il désigne la Bête par
excellence, la force animale que Dieu peut seul maîtriser, mais dont la
domestication échappe à l’homme. On retrouve aussi le Béhémoth dans la
littérature apocalyptique juive, au seuil de l’ère chrétienne. Dans le Baruch
syriaque (XXIX, 4), il est dit que Béhémoth et Léviathan, apparus au cinquième
jour de la Création, seront servis en nourriture aux Justes, lors du grand
banquet messianique. La même idée se retrouve dans le Quatrième Livre d’Esdras
(VI, 47).
Hobbes a eu
recours à cette figure du Mal avant Neumann, ayant écrit un Léviathan et
un Béhémoth. Son Béhémoth avait trait à la guerre
civile anglaise au XVIIIe siècle. Lui-même considérait que c’était
là son chef-d’œuvre. Mais, bizarrement, c’est le livre le moins connu de Thomas
Hobbes.
Pour méditer
tout cela, non sans faire le lien avec les temps présents, il existe un auteur
très important et trop méconnu, Gérard Rabinovitch. Sociologue au CNRS, il a
travaillé sur les mafias et leur organisation, sur la culture des voyous, sur
les violences dans nos sociétés. Ayant également une formation de philosophe,
il a aussi travaillé sur l’Anéantissement des Juifs d’Europe, rejoignant Franz
Neumann.
Son
premier livre s’appelait Questions sur la Shoah. Il a été édité en
2000 chez Milan. Il publia ensuite une réflexion plus personnelle, dans
laquelle il intégrait ses travaux sur la société actuelle, De la destructivité humaine ; Fragments sur le Béhémoth. Ce livre a été
publié en 2009 aux PUF. Il reprend l’idée que le nazisme est aussi un gangstérisme,
et qu’on retrouve beaucoup d’éléments du nazisme dans notre société actuelle.
Cette réflexion est philosophique, sociologique, mais également religieuse,
même si Gérard Rabinovitch n’est pas un croyant. Je précise que, quand on est
juif, parler de la croyance n’a pas beaucoup de sens. Il assume l’utilisation
qu’il fait, de façon presque rabbinique, le corpus religieux de la Torah et du
Talmud en vue de comprendre notre société.
[1] Franz
Neumann, Béhémoth ; Les structures
et pratiques du national-socialisme, Payot, 1987, et Gérard Rabinovitch,
« Carnets du jusant (fragments) », in Barca, n° 13, novembre 1999. Pour Raul Hilberg aussi, la référence
au Béhémoth biblique paraît évidente, dans La
politique de la mémoire, Gallimard, 1996, p. 181. L’invocation du monstre
biblique est-elle si efficiente, notamment pour échapper à l’idée trop
globalisante du « totalitarisme », qu’elle est occultée par la
philosophie politique contemporaine ? La traduction du Behemoth or the Long Parliament de
Thomas Hobbes (Plon, 1991) est restée longtemps non disponible, avant d’être
publiée par Vrin (tome 10 des oeuvres complètes, janvier 2000)…
Genèse, I, 24 :
« Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon
leurs espèces : bestiaux (Béhémoth), reptiles, et bêtes sauvages selon
leurs espèces ! » Cela s’accomplit. »
Job, XL, 15 :
« Vois donc le Bestial (Béhémoth) que j’ai créé comme je t’ai fait. »
André Paul, dans l’Encyclopaedia Universalis : « Béhémoth : Pluriel du
mot qui désigne, en hébreu biblique, le bétail, les animaux domestiques (Genèse, I, 24). Dans le livre de Job (XL, 15), Béhémoth prend l’allure
d’un pluriel intensif et mythique : il désigne la Bête par excellence, la
force animale que Dieu peut seul maîtriser, mais dont la domestication échappe
à l’homme. Comme monstre mythique, Béhémoth, joint à Léviathan, est d’origine
babylonienne : ils représentent les deux monstres primordiaux du chaos,
Tiamat et Kingu.
On retrouve Béhémoth dans la littérature
apocalyptique juive, au seuil de l’ère chrétienne. Dans le Baruch syriaque (XXIX, 4), il est dit que Béhémoth et Léviathan,
apparus au cinquième jour de la Création, seront servis en nourriture aux
Justes, lors du grand banquet messianique. La même idée se retrouve dans le IVe Livre d’Esdras (VI, 47).
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Le Cerf,
1993 : « Le Léviathan (en hébreu : Liviatan) est souvent évoqué
en même temps que le terrible Béhémot (Job,
XL, 15-24). Dans les livres apocryphes (2
Esdras VI, 49-52), il est dit que ces deux êtres existent depuis le
cinquième jour de la Création. Quant à la littérature rabbinique, elle voit en
eux les « grands dragons » de la Genèse
(I, 21). Ce sont eux qui seront consommés lors du banquet des Justes, dans le
monde à venir (Lévitique Rabba, XIII, 3 ; Babba batra, 74a-75a). On
raconte en effet que, dans les temps messianiques, D. égorgera le Léviathan et
Béhémot (appelé aussi « bœuf sauvage » : chor ha-bar) et qu’il donnera leur chair en nourriture lors du
festin eschatologique ».
***
Apocalypse de notre temps
« Ce que je
constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition
effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ;
et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous
une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au
présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce
n’est pas un monde que j’aime. »
« Le monde a commencé sans
l’homme et il s’achèvera sans lui. »
Claude Lévi-Strauss[1]
« La question du sort de
l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation
saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie
en commun par les pulsions d'agression et d'autodestruction ? A ce point de
vue, l'époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les
hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature,
qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement
jusqu'au dernier. Ils le savent bien, et c'est ce qui explique une bonne part
de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. »
Sigmund Freud[2]
Au colloque « Ethique et
environnement » (Sorbonne, 13 décembre 1996), le philosophe George
Steiner donnait une impressionnante leçon inaugurale sur « L'homme,
invité de la vie ». Il déclarait alors : « Dans ce siècle de
l'inhumain, peut-être du mal absolu, un siècle de massacres qui n'en finissent
pas, et de la diminution de l'homme, de la diminution du statut de l'homme, en
tant que victime et bourreau, (...) dans un capitalisme de plus en plus brutal,
la véritable écologie, c'est le hurlement de triomphe de l'argent : la planète
est à vendre quasiment partout »[3]
En préambule, je rappelle que le mot grec apokalupsis signifie « révélation »,
« dévoilement », et que le verbe grec apokaluptô se traduit littéralement par « ôter le
voile », « ouvrir les rideaux », pour voir ce qu'il y a
derrière. Cette « Apocalypse de notre temps » sera donc un
dévoilement du siècle autant qu'un compte-rendu de la catastrophe qui s'y
déploie.
La Grande Crise
Je commencerai avec la crise. La crise actuelle – à propos de laquelle
nous pouvons multiplier les analyses –, patente depuis 2008, qui a été
présentée successivement comme financière, puis économique, puis sociale, est
qui reste, depuis, presque chaque jour à la une des journaux. Elle est devenue
un fond, un bruit de fond quasiment permanent de notre information, et donc
dans ce qui reste de nos consciences.
Il est facile de constater qu’aujourd’hui les esprits – je parle ici de
l’ensemble des citoyens, des salariés (qui sont menacés par un chômage qui
ne cesse d’enfler, car nous vivons une menace constante et croissante sur
l’emploi et sur le partage de la richesse) – ne sont jamais loin d’être
désespérés. On sent que la crise est devenue une sorte de noyau de plomb dans
les consciences des pays développés. Cela pèse aujourd’hui très lourdement dans
toutes les relations sociales que nous vivons, ou dont nous sommes aussi les
témoins.
Concernant la question économique, je citerai François Leclerc, qui, sous
le titre évocateur « La grande crise s’autoalimente », soutenait-il, en février 2010[4] :
« Une constatation s’est déjà
imposée : la Grande Crise est
sortie de son état aigu, au moins provisoirement, pour entrer dans une phase
chronique. Ce que l’on peut traduire par durable et installée. A poursuivre son
observation – prenant un peu de recul face à la succession à cadence rapprochée
de ses épisodes – on peut désormais également comprendre qu’elle
s’autoalimente. En d’autres termes qu’elle ne se poursuit pas uniquement parce
qu’il n’a pas été fait face aux causes initiales de son déclenchement, mais
aussi parce que les tentatives d’y remédier sont en elles-mêmes porteuses de sa
poursuite et de son approfondissement. En ce sens, elle se reproduit. Une
conclusion s’impose alors : faute d’une reconfiguration en profondeur du
capitalisme financier, pouvant aboutir à sa remise en question car il s’y
oppose, la Grande Crise est
devenue endémique. »
Nous sommes là dans une terminologie organique, biologique, médicale. Il
y va d’une sorte de monstre animal, qui maintenant se reproduit lui-même à
partir de sa seule substance. Le savez-vous ? Il a été trouvé une espèce
animale qui agit ainsi, il n’y a pas très longtemps. C’est une méduse dite
« immortelle », Turritopsis nutricula, qui a la capacité de retourner à sa forme juvénile après avoir
été sexuellement mature et de recommencer un nouveau cycle de croissance, une
nouvelle vie... C’est une inquiétante surprise, dans le monde de la biologie,
car les spécialistes notent une augmentation inquiétante du nombre de
représentants de cette espèce originaire de la mer des Caraïbes à travers
toutes les eaux marines du globe… Est-ce un signe, un symbole ? Disons que
je l’ignore. Mais l’analyse de cet économiste, dont je vous passerai les
aspects techniques pourtant intéressants, consiste à dire ceci : les
soi-disant thérapies financières, par exemple le soutien sur fonds publics du
secteur bancaire, au lieu de réguler la crise, ne fait que l’aggraver encore.
D’autres types d’analyses prennent encore un peu plus de recul. Un
essayiste intéressant, Stéphane Audeguy, a écrit une Théorie des Nuages,
publiée chez Gallimard en 2005, et rédige des chroniques qu’il intitule Memorabilia,
dans lesquelles il évoque les objets contemporains. Il analyse avec ironie
notre modernité. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 2
janvier 2010, il propose cette analyse politique : « Le
discours dominant de la crise vise, curieusement, à masquer la crise. Et si le
mot de crise est employé de façon absolue, comme disent les rhéteurs, c'est que
le discours de la crise prétend régner absolument sur nous. Cet emploi est
trompeur, car il désigne seulement, le plus souvent, une partie de la crise
globale : celle qui concerne l'économie. Et nous sommes censés admettre que
l'économie est tout. (…) Se trouve ainsi escamotée la réalité : la crise
est en fait totale et cohérente : elle concerne notre civilisation, ou plutôt
cette société marchande mondialisée qui n'est pas une civilisation, mais
prétend s'y substituer. Comment un monde qui érige la concurrence en principe
intangible peut-il engendrer autre chose que des crises ? »
Nous sommes alors aux prises avec une réflexion plus élevée, qui met en
cause le politique et met le doigt sur une intention ou, en tout cas, sur une non-volonté de prévenir la crise, qui vont
au-delà de la question de savoir si ma banque va rester ouverte ou non. Et le
mot « civilisation » est lâché.
Ce type de réflexions remplit aujourd’hui plusieurs rayons de
bibliothèque, en tout cas deux rayons d’excellents livres d’économistes – mais
ayant souvent des analyses sociologiques, voire politiques – concernent la
décadence de notre société ultralibérale, marchande et hyper-matérialiste. A
titre d’exemple, Jacques Généreux, dont on connaît par ailleurs les
interventions importantes dans le cadre du débat européen, a publié un livre
intitulé La Dissociété[5],
qui vise le corps et l’âme de notre société. Voici comme il présente sa
visée : « Ce livre est motivé par la conviction qu’à l’époque des risques
globaux, la plus imminente et la plus déterminante des catastrophes qui
nous menacent est cette mutation anthropologique déjà bien avancée qui peut, en
une ou deux générations à peine, transformer l’être humain en être dissocié,
faire basculer les sociétés développées dans l’inhumanité de
« dissociétés » peuplées d’individus dressés (dans tous les sens du
terme) les uns contre les autres. Eradiquer ce risque commande notre
capacité à faire face à tous les autres. Car seules d’authentiques sociétés,
soudées par la solidarité et le primat du bien commun sur la performance
individuelle, seront en mesure d’atteindre le niveau considérable et inédit de
coopération et de cohésion qui sera indispensable, tant au sein des nations
qu’entre les nations, pour affronter les grands défis du XXIe
siècle. C’est pourquoi ici, j’entends moins faire œuvre de science
politique que de conscience politique. Car la dissociété qui nous menace
n’est pas un dysfonctionnement technique dont la correction appellerait
l’invention de politiques inédites. Il s’agit d’une maladie sociale
dégénérative qui altère les consciences en leur inculquant une culture
fausse mais auto-réalisatrice. »[6]
Nous entrons ici dans un autre registre, l’interrogation presque
philosophique. On ne peut pas ne pas penser à Hobbes, à l’apport de Hobbes en
matière d’analyse anthropologique : « L’homme est un loup pour
l’homme », le Léviathan et, simultanément, une figure trop souvent oubliée
et qui pourtant doit être au cœur de notre réflexion sur la crise, celle du
Béhémoth (lire notre annexe, en page 21)…
Nous pourrions multiplier les réflexions sur la crise actuelle. Il en est
d’excellente qualité, qui entendent, dans la crise de 2009, l’écho de la crise
de 1929. Mais ce n’est pas tant à cause de ressemblances, bien que certains
éléments soient communs. Beaucoup soulignent qu’aujourd’hui, avec la
mondialisation, la crise est et sera pire. Comme en 1929, « on a laissé les gens s’endetter », a
fait remarquer Jacques Attali, le 17 septembre 2008[7].
Seulement, « le système est beaucoup plus puissant, la crise a pris une
plus grande ampleur ». Parmi les conséquences futures de cette crise,
des « tensions militaristes » ne sont pas non plus à exclure,
a prévenu l’ancien conseiller de François Mitterrand.
L’anthropologue et sociologue Paul Jorion, continue de lancer la même
alerte, lui qui avait prévu la crise des subprimes et tenté de prévenir
l’opinion[8],
avec une poignée d’autres experts (notamment Joseph Stiglitz[9])
contre sa gravité[10].
A l’automne 2008, il déclarait, avec persévérance : « La crise d’aujourd’hui est
plus grave que celle de 1929. Même en comptant les quatre années de récession,
de 1930 à 1933, qui ont suivi… La finance étant devenue beaucoup plus centrale
à l’économie, plus complexe et plus mondialisée, quand elle va mal, c’est
beaucoup plus grave qu’avant. (…) La crise est en
train de tout engloutir. Ce qui survivra ? Je n’en sais rien. Mais il est
inquiétant de voir que toutes les mesures, même celles qui déversent dans
l’économie des centaines de milliards de dollars ou d’euros, ne produiront peut
être pas d’effets très sérieux. A ce niveau de la crise, il est très difficile
de dire ce qui survivra du système. Des pans entiers en tombent tous les jours.
C’est encore très, très loin d’être terminé. »[11]
Mais la référence à l’époque des années mille neuf cent trente est quelque
chose de plus que la référence technique à une crise financière,
économique ; c’est la référence à une époque globalement catastrophique qui ressemble tellement à la
nôtre. En 1929, Louis Guilloux, le sombre et combatif romancier du Sang noir
(1935) et du Pain des rêves (1942),
consignait dans ses impitoyables Carnets : « La
surproduction, les excès de ventes à crédit, la folie boursière aboutissent à
un gigantesque krach déclenchant en chaîne les faillites, les suicides et le
chômage d’abord aux Etats-Unis puis dans le monde entier… »[12]
Est-il besoin de commenter ?
Il est intéressant de relever aussi qu’un livre de Paul Claudel, La Crise. Amérique 1927-1932 ;
Correspondances diplomatiques, vient d’être réédité par les éditions
Métailier[13]. Paul
Claudel était alors ambassadeur de France aux Etats-Unis. Ce livre ne comporte
que très peu de jugements moraux, mais surtout des éléments techniques
d’analyse financière, d’une clairvoyance extraordinaire. En novembre 1929, Claudel confesse que la
catastrophe a dépassé par son étendue ce qu’aucun expert (profession comparée à
celle des astrologues…) n’avait prévu. « Toutes les barrières ont été emportées (par) l'orgie de
spéculation et de pari sur l'accroissement indéfini… », juge-t-il
alors. On ne peut s’empêcher de songer qu’à la même époque, Paul Claudel
commençait la rédaction de son premier livre sur l’Apocalypse de Jean, qui est
une méditation très profonde sur la crise du monde moderne. D’ailleurs, à
partir de 1927, l'œuvre
de Paul Claudel consiste essentiellement en commentaires de l'Ecriture, dont le
premier en date est bien le magnifique Au milieu des vitraux de
l'Apocalypse, terminé en
1932, mais publié que longtemps après la mort de l'auteur, en 1966.
La Grande Guerre
Car la crise de 1929 est peut-être
l’aboutissement d’un processus qui a été perçu au moins dix ans plus tôt. Je
tiens à vous citer, rapidement, ces analyses, ces pensées qui sont nées au
cours de la Première Guerre Mondiale. Toutes ces pensées sont sous le coup – on
le sait aujourd’hui grâce à de nombreux travaux d’historiens – de la
« Grande Guerre », d’horreurs vécues comme absolument inédites, de
par leur masse, la quantité d’hommes tués, ainsi que par leur qualité, par
exemple le premier emploi du gaz. Louis Guilloux note dans ses Carnets,
en 1930, cette précipitation du siècle dans le ravin de la décadence et de la
barbarie : « L’année 1917 n’est pas rien que l’année de la prise
du pouvoir par les Bolcheviques en Russie, c’est aussi l’année où, en France en
tout cas, les femmes raccourcissent leurs jupes et se coupent les cheveux.
C’est aussi l’année où la valeur de l’argent baisse, où la vie devient plus
chère, où des bagarres se produisent au marché, où les bourgeois s’indignent
que les ouvriers veuillent manger du poulet comme eux. Année des mutineries,
etc. La dernière année du XIXe siècle, la première du temps des
assassins. »[14]
On sait combien la formule rimbaldienne et
illuministe du « temps des assassins » nous renvoie à l’ivresse de la
barbarie[15]… Je
vous citerai maintenant un livre qui est une référence, en vue de comprendre
tout ce que cette « Grande Guerre » peut avoir d’initial dans la
crise européenne. C’est un livre de Georges Bensoussan, Europe : Une
passion génocidaire. Essai d’histoire culturelle, publié en
2006 par les éditions Mille et Une Nuits. Georges Bensoussan est rédacteur en
chef de la Revue d'histoire de la Shoah et responsable
éditorial au Mémorial de la Shoah, à Paris. C’est l’un des historiens les
plus profonds de l’Anéantissement et, en même temps, un philosophe. Il est le
lauréat 2008 du Prix Mémoire de la Shoah, attribué par la Fondation Jacob
Buchman, sous l'égide de la Fondation du judaïsme français. Son livre de
2006 commence par une analyse extraordinaire, étayée par des textes datant de
l’époque, de la « Grande Guerre » et de tout ce qu’elle porte comme
germes, déjà souvent patents, du paroxysme de la crise européenne, au cours de
la Seconde Guerre Mondiale.
Déjà, dans une conférence donnée en mai 2000,
l’historien expliquait : « Annette Becker a très bien
montré, dans un livre publié il y a deux ans, Les Oubliés de la Grande Guerre, comment l’univers concentrationnaire mis en place par les Allemands
durant la Première Guerre mondiale,
pose les jalons de ce qui sera l’univers concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale. Et il est un
sujet très intéressant, que j’espère avoir le temps d’aborder, c’est la façon
dont la Shoah, et plus largement, l’univers concentrationnaire s’inscrivent
dans l’Histoire, et en particulier, dans l’histoire de la Première Guerre mondiale. Cela ne signifie pas
que la Première Guerre mondiale
nous explique la Shoah comme s’il n’y avait pas eu une césure. Non, il n’y a
pas de continuité, il y a bien, à un moment donné, rupture. Mais, répétons-le,
cette machinerie du meurtre de masse qu’est le génocide juif ne sort pas tout
armée du cerveau des nazis. Elle a été mise en place, par mille jalons, dans
l’histoire allemande et européenne, dès les années 1900, et a fortiori, entre
1914 et 1918. »
Parmi les causes profondes de la barbarie contemporaine sur lesquelles
George Steiner s’est arrêté, il en est une qui doit retenir notre attention,
parce qu’elle a un rapport direct avec les manipulations nazies et avec
l'organisation fordiste du travail. « C’est chez Sade, et aussi chez
Hogarth, que le corps humain, pour la première fois, est soumis méthodiquement
aux opérations de l’industrie. Les tortures, les postures grotesques imposées
aux victimes de Justine et les Cent vingt journées, établissent, avec une
logique consommée, un modèle de rapports humains, fondé sur la chaîne de
montage et le travail aux pièces. Chaque membre, chaque nerf est déchiré ou
tordu avec la frénésie impartiale et glacée du piston, du marteau pneumatique
et de la foreuse. Le corps n’est plus qu’un assemblage de parties, toutes
remplaçables par des "pièces détachées". La multiplicité, la
simultanéité des outrages sexuels offrent une image minutieuse de la division
du travail à l’intérieur de l’usine » (Dans le château de
Barbe-bleue, Gallimard, Coll. Folio-essais, 1986 p. 91). On voit s'opérer
ici la dernière désacralisation de l’être humain, légitimant ainsi l’habitude,
déjà parvenue à un stade avancé, de le traiter comme une chose.
Crise de l’Esprit
Les intellectuels contemporains de la
« Grande Guerre » ont eu, souvent, une conscience aigüe de la rupture
représentée par celle-ci dans l’histoire de l’Humanité. A ce très vaste sujet,
je vous renvoie à cette excellente synthèse sur ce traumatisme collectif :
Vincent Fauque, La Dissolution d'un
Monde. La Grande Guerre et l'Instauration de la Modernité culturelle en
Occident, Presses de l'Université Laval, Québec, 2002. « Déchirement
existentiel », « tournant dans la conscience métaphysique »,
« rupture culturelle majeure », « séisme à la fois humain,
politique et social » : Vincent Fauque ne manque pas de
formules-chocs pour tenter de décrire la Première Guerre mondiale et ses
répercussions sur les principales nations belligérantes occidentales, soit la
France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. « Cette crise, indique-t-il, a
relativisé de façon profonde les valeurs fondatrices de la modernité,
lesquelles remontaient au XVIIIe siècle, en plus de remettre en
cause les valeurs de progrès indéfini portées par le XIXe
siècle. »
Voici un ou deux textes de cette époque, nous
amenant déjà à une réflexion d’ordre spirituel.
Tout d’abord, « La déclaration
d’indépendance de l’Esprit », rédigée par Romain Rolland. Ce manifeste est
publiée dans L’Humanité, à l’époque quotidien de la SFIO, le 26 juin
1919. Il est signé par beaucoup d’écrivains, français ou étrangers, par exemple
Henri Barbusse, Jean Richard Bloch, Georges Duhamel, Jules Romains, Léon
Werth, Benedetto Croce, Albert Einstein, Heinrich Mann, Stefan Zweig…
C’est une sorte d’internationale intellectuelle qui se manifeste. En voici le
cœur : « Debout ! Dégageons l’Esprit de ces
compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées !
L’Esprit n’est le serviteur de rien. C’est nous qui sommes les serviteurs de
l’Esprit. Nous n’avons pas d’autres maîtres. Nous sommes faits pour porter,
pour défendre sa lumière, pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés.
Notre rôle, notre devoir, est de maintenir un point fixe, de montrer l’étoile
polaire au milieu du tourbillon des passions dans la nuit. Parmi ces passions
d’orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix ; nous
les rejetons toutes. Nous prenons l’engagement de ne servir jamais que la
Vérité libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de
castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l’Humanité ! Pour elle,
nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les
peuples. Nous connaissons le Peuple - unique, universel -, le peuple qui
souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude
chemin, trempé de sa sueur et de son sang – le Peuple de tous les hommes, tous
également frères. Et c’est afin qu’ils prennent, comme nous, conscience de
cette fraternité, que nous élevons au-dessus de leurs combats aveugles l’Arche
d’Alliance – l’Esprit libre, un et multiple, éternel. »
Je vous laisse savourer les liens multiples que
ce texte peut avoir avec notre idéal de Fraternité. Mais ont-ils été
entendus ?
Paul Valéry, également en 1919, publie un texte
aujourd’hui célèbre appelé La crise de l’Esprit, qui commence par
cette phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons
maintenant que nous sommes mortelles. ». La civilisation visée est celle de l'Europe. « Nous », ce sont
les modernes, et « maintenant »,
c'est ce qui vient après la guerre de 14. Que s'est-il passé ? Nos
immenses navires chargés de richesse et d'esprit ont fait naufrage. L'âme
européenne, formée de milliers de penseurs différents,
agonise. Crise militaire, économique et surtout intellectuelle. La
connaissance est impuissante, la science est déshonorée, les croyances sont
confondues. Tel est le diagnostic !
En 1933, Valéry fera
remarquer que la crise de l'Esprit se généralise. Même la science aura renoncé
alors à l'idéal d'unification. Les croyances s'effondrent. La
sensibilité s'étiole. Des moyens puissants de symbolisation et de graphie
rapide tendent à supprimer l'effort de raisonner. Les superstitions se
répandent… Tel est le jugement !
On retrouvera cette vision lors de l’éloge
funèbre de Bergson que Paul Valéry prononce à l’Académie française, en janvier
1941, ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être exclu de tout, y compris de ce qui
lui permettait de vivre matériellement. Paul Valéry inaugure, dès 1919, sa
méditation permanente sur une décadence du monde occidental, la civilisation de
l’Europe. Certains y ont vu parfois une réflexion réactionnaire, car il mettait
à l’index des modernismes, y compris techniques. Il entre en fait alors dans le
combat de l’Esprit – de l’intellectualité, car c’est de cela qu’il s’agit –
contre la machine, contre l’automatisme, contre la vitesse. Tout cela est-il,
aujourd’hui, lettre morte ? Les placer dans le tiroir de la réaction,
surtout quand on pense qu’il a été l’un des rares à avoir le courage de suivre
le cercueil de Bergson, alors que les Allemands étaient déjà à Paris, serait
une véritable simplification, une stupidité.
Un
autre grand auteur de cette époque, se situant dans la même problématique,
également mis à l’index de la prétendue réaction, René Guénon, écrit un livre
célèbre, La Crise du monde moderne, en 1927. Il reprend la même
interrogation, concernant ce qu’il reste de l’esprit premier, qu’il appelle la
« tradition primordiale », de l’Occident. Il en trouve des traces en
Orient, et constate un véritable combat entre le monde de l’Esprit, pouvant
rejoindre celui des prêtres au sens le plus large du terme, évoquant notamment Melki-tsedeq,
et le monde des soldats, le monde militaire.
Car c'est ainsi :
pour Guénon, l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent
travailler moins et se contenter de peu pour vivre ; comme la quantité seule
compte, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas
matériellement ne peut être qu'un paresseux ; sans même parler à cet égard
des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n'y a qu'à
voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans les
milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus de place pour
l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car se sont là des
choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent :
il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y
compris les plus dépourvues de toute signification.
Il en va de même pour Oswald Spengler, avec
le Déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes). Il y a deux parties à ce
livre : 1918, puis 1922. Souvent, on le dénonce comme étant quasiment
fasciste. J’ai lu ses livres. Je me suis documenté. C’est un auteur qui a une
méthode, un peu ésotérique : il se réfère à Goethe, à cette vision qui est
en partie ésotérique, mais également organique. Il utilise la vision organique
de Goethe sur le vivant et la nature, dite « méthode morphologique »,
pour comprendre les sociétés humaines. Il affirme que l’Occident a connu son
apogée spirituelle au moyen-âge, entre l’an 900 et l’an 1400, jusqu’à la
Renaissance. Il estime que cela s’est peut-être prolongé jusqu’en 1550, et que
l’hiver a commencé certainement avec Darwin et Marx. Il vise ici le
matérialisme et l’évolutionnisme. Il ne s’agit pas d’une invalidation
scientifique, mais d’une question d’ordre philosophique. Il considère que le
terme « civilisation » est légitime quand on en arrive à la phase
finale d’un organisme composé d’êtres humains, et que l’argent et la médiocrité
prennent le pouvoir. Les Etats sombrent alors à ses yeux dans la démocratie ou
le césarisme.
Spengler appelle donc
paradoxalement « civilisation » le dernier stade du développement
d'une culture, celui du dépérissement. Ses caractéristiques sont la décadence
et l'éclectisme dans l'expression artistique, le vide et le scepticisme. En se
basant sur cette analyse, Spengler croit que la culture occidentale a donc
atteint la phase de la civilisation et est vouée à un déclin imminent.
Il ne faut pas, selon lui, considérer un tel déclin comme une catastrophe, mais
comme une dissolution.
C’est une réflexion que l’on ne peut pas
évacuer aisément, surtout si l’on est historien. De façon ouverte, ou parfois
discrète, Oswald Spengler a eu une influence majeure sur toute la réflexion
philosophique et historique du XXe siècle. Rédigé avant et pendant la Grande
Guerre, Le Déclin de l'Occident est marqué par la prescience
de la fin d'un monde. Spengler prévoit la disparition de la culture européo-américaine,
engloutie par les forces faustiennes qu'elle a libérées, au premier
rang desquelles figure la technique. Il voit « la nature épuisée, le globe terrestre sacrifié ».
Je rappelle simplement que Spengler a influencé
Adorno, Wittgenstein, Malraux, Hans Jonas dont je parlerai tout à l’heure.
Toutes ces personnes ne peuvent être soupçonnées d’avoir été des suppôts du
fascisme, ou encore du nazisme.
Enfin, je citerai
Julien Benda qui, dans sa Trahison des clercs (1927) s’en prenait
violemment à la démission spirituelle de tous, y compris du clergé :
« Cette adhésion des clercs à la passion
nationale est singulièrement remarquable chez ceux que j'appellerai les clercs
par excellence, j'entends les hommes d'Eglise. Non seulement l'immense majorité
de ces hommes ont, depuis cinquante ans et par tous les pays d'Europe, adhéré
au sentiment national et donc cessé de donner au monde le spectacle de cœurs
uniquement occupés de Dieu, mais ils paraissent bien adopter ce sentiment avec
la même passion que nous venons de signaler chez les gens de lettres et être
prêts, eux aussi, à soutenir leur pays dans ses moins discutables injustices.
C'est ce qui s'est vu en toute clarté, lors de la dernière guerre… »
Anomie, acédie et déréliction
Cela fait quelques temps déjà que ma réflexion
- sur tous les champs personnels, sociaux et politiques où je ne peux
l’empêcher de se porter - intègre la troisième dimension anthropologique
traditionnelle, l’Esprit. La lecture, entre autres, des considérables essais
d’anthropologie ternaire corps-âme-esprit de Michel Fromaget[16]
m’ont convaincu que le malaise dans la civilisation contemporaine ne
s’explique pas seulement par l’hypothétique difficulté croissante du processus
de sublimation, ou la vanité du renoncement pulsionnel, ou encore la domination
- entre « puissances célestes » - de Thanatos sur Eros[17],
mais peut-être bien plus par le « dessèchement » spirituel de
la vie humaine[18], source
certainement première des sentiments de « vide immense », de
« crise du sens » et de « mélancolie » si caractéristiques
de notre si laide époque…
Il s’agit, clairement, d’une option spiritualiste, et je l’assume !
Elle est confortée par de nombreuses années d’action sociale, où il m’est
apparu que la vacuité spirituelle amplifie, voire génère, beaucoup de
souffrance psychologique, de désarroi, de désespoir. Le fond antiphilosophique
de ce découragement postmoderne est parfaitement diagnostiqué par l’athée
vertueux André Comte-Sponville : « Hélas ! Qui lit Bayle aujourd’hui ? Sade et Nietzsche, chez
nos intellectuels, sont davantage à la mode. C’est peut-être qu’ils parlent
mieux à notre fatigue, à notre ennui, à nos sens ou à nos esprits émoussés… On
se lasse de tout, y compris et surtout de la grandeur. Y aurait-il autrement
des décadences ? Toujours est-il que deux tentations, mortifères l’une et
l’autre, menacent notre modernité de l’intérieur ou la transforment en
postmodernité : tentation de la sophistique, d’un point de vue
théorique ; tentation du nihilisme, d’un point de vue pratique. La
postmodernité, dirais-je à la façon de Régis Debray, c’est ce qui reste de la modernité
quand on a éteint les Lumières – c’est une modernité qui ne croit plus à la
raison, ni au progrès (politique, social, humain), ni donc à elle-même. »[19]
La « tentation du nihilisme » et cette « lassitude de
tout »[20], que
Comte-Sponville dénonce comme signes de notre « décadence », nous
renvoient avec force aux analyses sociologiques de Durkheim sur l’anomie[21]
dans la nouvelle société industrielle, mais aussi aux profondes réflexions de
Søren Kierkegaard[22],
puis de Roland Barthes[23]
sur l’acédie[24], aux
méditations d’Heidegger sur la déréliction[25].
En effet, ces concepts, dont l’intérêt sociologique me paraît beaucoup trop
négligé, sont aussi liés, cliniquement, à la mélancolie (Musset, Freud), au
spleen (Beaudelaire, Verlaine, Kierkegaard), à une défection de la libido (Roland
Barthes), à la sinistrose (Edouard
Brissaud, 1908), à la dépression[26]...
Enterrer les morts
Chercher le fondement anthropologique de la déréliction moderne n’est pas
un sport à la mode, certes[27].
Mais il me paraît être, aujourd’hui, d’une nécessité vitale d’élucider
l’étouffante énigme manifestée par les signes psychopathologiques de notre
décadence. Très peu diffusés, les travaux d’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan,
de Nathalie Zajde et de leurs confrères du Centre Georges Devereux, dont
Philippe Carrer et, surtout, Léon et Rebeca Grinberg, nous permettent
certainement de mener au mieux cette investigation. Ils placent, comme jamais
auparavant la psychologie et la psychanalyse, la rupture de la filiation et de l’affiliation généalogiques, culturelles, voire religieuses, au cœur
de la névrose traumatique collective et de sa transmission de génération en
génération[28].
Ainsi, Nathalie Zajde est catégorique : « Il ressort de mon travail avec les enfants de survivants (à
l’Anéantissement des Juifs) qu’il
n’existe qu’un seul moyen de faire la psychothérapie d’un enfant de
survivant : celui de l’affiliation au moyen de la participation à un
groupe d’enfants de survivants, qui lui seul permet le fonctionnement des interprétations culturelles traditionnelles.
En d’autres termes, il n’est possible de redonner du sens à ce qui est
"impensable", "indicible", que par le biais de la
réinscription de l’individu dans son univers d’origine… »[29]
Et elle conclut son chef-d’œuvre par cette formule lapidaire, foudroyante :
« Même s’il nous faut remonter à la
troisième, voire la quatrième génération, il est toujours un mode singulier
d’enterrer les morts, codé par le groupe d’origine auquel appartient chaque
être humain. »[30]
La référence à l’acte d’« enterrer les morts » touche, ici, à
la première dimension sacrée de l’humanité, et relève de l’anthropologie
radicale, celle des paléoanthropologues et préhistoriens, par excellence[31].
Les plus anciennes sépultures volontaires datent, en effet, de
100 000 ans[32], et se trouvent au
Proche-Orient, à Skhul (100 000 ans) et Qafzeh (92 000 ans), en
Israël, et à Qena en Egypte. Dans toutes ces premières tombes sont enterrés des
individus de l'espèce Homo sapiens. A
la même époque, environ, en Europe, Homo (sapiens) neandertalensis avait aussi déjà des
préoccupations funéraires, ce dont témoignent trente-huit sépultures qui ont
été mises à jour sur toute l’aire de répartition des Néandertaliens. Importante
particularité : ces sépultures sont toujours situées sur un site d’habitat,
donc à proximité des lieux de vie quotidienne. En France, l’abri de la
Ferrassie (Savignac-de-Miremont, Dordogne) a livré huit
sépultures néandertaliennes majeures, dont celle d’un enfant qui vécut très
brièvement il y a 70 000 ans, ce qui révèle déjà une forte solidarité, y
compris vis-à-vis des plus faible, une puissante cohésion du groupe culturel,
une relation respectueuse avec les défunts et leurs dépouilles.
A propos de
l’extraordinaire aven sépulcral de la Sima de los Huesos (Espagne, Sierra de Atapuerca, près de Burgos),
daté d’il y a 350 000 ans, Henry de Lumley, directeur de l’Institut de
paléontologie humaine, parle de « plus ancien témoignage d’un rite
funéraire dans l’histoire de l’humanité » et de « balbutiements
de la pensée symbolique ». La conclusion de son maître-livre sur les
premiers hommes européens est limpide : « Et, lorsqu’ils ont commencé de célébrer leurs défunts, les hommes de la
Sima de los Huesos (Homo heidelbergensis) par exemple ont déjà accédé à ce qui fait le propre de l’homme :
la conscience de son humanité. C’était il y a 350 000 ans. Voilà d’où nous
venons. »[33]
L’enjeu
anthropologique premier de la sépulture et des rites mortuaires est bien,
depuis le paléolithique moyen, « le maintien d’un contact entre monde des
vivants et monde des morts », expression d’une solidarité humaine déjà
abstraite, voire spiritualisée. C’est dans la tombe que s’enracine la
généalogie, donc la filiation, sans lesquelles il n’y a certainement pas
d’humanité digne de ce nom. Quand je dis « tombe », il ne s’agit pas,
bien entendu, de tel morceau de granit ou de tel tumulus de terre. Mais je
parle, alors, du rituel funéraire et de la matérialisation de la mémoire des
défunts, de la symbolisation concrète du lien avec cet au-delà de l’existence
biologique, de la vie matérielle, qui commence dans l’outre-tombe.
De tous temps,
depuis les corps précipités avec des offrandes dans l’aven sépulcral de la Sima
de los Huesos, les humains ont soigné
leurs morts, luttant collectivement contre l’acédie sauvage, faisant ainsi
société, scellant religieusement un pacte fragile de paix et de solidarité. Ils
ont cultivé la mémoire des ancêtres, des matriarches et patriarches, des mères
et des pères, priant pour le repos de leurs âmes, fleurissants leurs tombes
dans des cimetières nichés aux portes des villages, aux cœurs des terroirs.
Depuis
350 000 ans, donc, l’homme universel ressource rituellement son humanité
par la sacralisation de sa généalogie, par l’immortalisation mémorielle de ses
(plus ou moins) chers disparus. Et, en Occident, depuis l’accès des hommes à
l’Histoire, les Juifs visitent annuellement leurs cimetières (Beth
Ha’Haim : maison de vie, ou Beth Olam : maison d’éternité), jettent
quelques cailloux sur les tombes et récitent régulièrement le kaddish ;
les Chrétiens visitent aussi leurs cimetières, fleurissent les tombes et disent
des prières pour les âmes des défunts (communion des saints) ; les
Francs-maçons organisent des tenues funèbres et forment souvent des
« chaînes d’union » : « Cette chaîne nous lie dans le temps comme
dans l’espace, elle nous vient du passé et tend vers l’avenir ; par elle,
nous sommes rattachés à la lignée de nos ancêtres, nos Maîtres vénérés qui la
formaient hier… »
« Visitent »… Enfin, visitaient
plutôt ! Car les cimetières d’Occident sont désertés, après avoir été
expulsés - par hygiénisme - des villages et villes (fin du XVIIIe
siècle), puis cadastrés (début du XIXe). La liquidation du cimetière
des Innocents, à Paris, entre 1780 et 1786, a valeur de symbole[34].
Philippe Muray a écrit, à ce sujet, des pages saisissantes sur le 7 avril 1786,
date du commencement du « transfert » des squelettes des Innocents
aux Catacombes[35]. Il y
a vu le véritable acte de naissance de la Modernité, du XIXe siècle
« dans toute sa longueur
insoupçonnée ».
« Notre organisation sociale,
objectivement, n’encourage pas le culte journalier ou hebdomadaire des
tombeaux. Sitôt passées les funérailles, la logique du
chacun chez soi l’emporte, les vivants d’un côté et les morts de l’autre », affirme aussi l’anthropologue et
sociologue Jean-Didier Urbain[36],
tandis que l’historien Emmanuel Fureix, suivant Philippe Ariès et Michel
Vovelle[37],
souligne la « révolution anthropologique provoquée à la charnière
des XVIIIe et XIXe siècles par
l’éloignement des vivants et des morts »[38].
C’est bien dans l’Europe des Lumières et du
despotisme éclairé que cette « révolution anthropologique » a eu
lieu, mettant « un terme assez
brutal à l’ancien régime des morts, inhumés ad sanctos et
apud ecclesiam » (Fureix, Op. cit.). « Jusqu’au xviiie siècle en
effet, l’inhumation se faisait en terre consacrée à l’intérieur des églises ou
dans les cimetières qui jouxtaient les églises paroissiales et les couvents,
auprès de la communauté des vivants. Le lien physique entre les vivants et les
morts était tout aussi bien spirituel : la sépulture près du lieu où se
réalisaient le sacrement de l’Eucharistie, les messes et les prières adressées
aux défunts favorisait le salut de l’âme. En dehors des sépultures des
“grands”, situées dans l’enceinte des églises, notamment sous l’autel ou dans
des chapelles de couvents, l’individualisation des morts n’avait guère de sens.
La “terre cimitériale”, régulièrement exhumée et labourée, célébrait avant tout
la communauté ecclésiale et la mémoire des ancêtres[39]. » (Fureix, Op. cit.)
Les ossuaires de 14-18
Dans l’histoire contemporaine de la sépulture, c’est-à-dire de la
relation des vivants aux morts, la Grande Guerre représente un nouveau seuil de
rupture. Par dizaines de milliers, les restes inidentifiables de soldats ont
été entassés dans des nécropoles établies sur les champs de bataille
(« ossuaire » de Verdun-Douaumont, par exemple, pour environ 300000
hommes « disparus » entre février et décembre 1916 !)
« Les lieux de la mort ont été eux aussi convertis en lieux commémoratifs
par le maillage des cimetières militaires, des parcs mémoriaux et des grands
monuments de champs de bataille. Les Français, comme tous les anciens
belligérants, sont obsédés par l’identification de leurs tombes et se sont émus
du refus des autorités militaires de leur rendre leurs morts. Une polémique
relayée par tous les journaux combattants et passée par la Chambre des députés
allait permettre de faire exhumer et transporter les héros sacrifiés. Et
pourtant, les difficultés de l’exhumation, aussi bien administratives que
financières, firent que les morts enterrés sur les champs de bataille restaient
finalement les plus nombreux, ne serait-ce aussi, que parce que les conditions
du combat, en multipliant les soldats inconnus, avaient imposé de faire des
lieux d’affrontement des cimetières à la dimension du conflit. Aux saillants
des offensives les plus dures, les plus atroces, sur ces buttes-témoins de la
mort, on a construit des ossuaires. Si les monuments aux morts sont des
tombeaux vides, les ossuaires conservent les restes de milliers, voire de
dizaines de milliers d’hommes, dont l’identité a été avalée par la terre et le
feu. Les monuments des communes, comme ceux des paroisses et des corporations,
montrent des noms dont ils ignorent le corps ; les ossuaires entassent des
corps dont ils ignorent le nom. » Annette Becker, « La Grande
Guerre, entre mémoire et oubli », dans les Cahiers français, n° 303, juillet-août 2001, La mémoire, entre histoire et politique, sous la direction Yves
Léonard.
Je vous laisse mesurer le traumatisme social, identitaire et culturel
gigantesque généré par l’exode rural, en Europe, depuis la Révolution
industrielle, traumatisme porté à son paroxysme lors de la Grande Guerre, du
fait de la perte de toute reliance avec la terre, le terroir, demeure
plurimillénaire des morts, donc des ancêtres, donc de la filiation
généalogique… La déréliction contemporaine tient donc beaucoup de la névrose
post-traumatique collective, telle que diagnostiquée – et soignée – par
Nathalie Zajde et ses confrères ethnopsychiatres du Centre Georges Deveureux.
Quand les morts ne survivent même plus dans l’esprit des vivants que
comme « soldats inconnus », les vivants se destinent, en mourant, au
seul néant ! Plus de tombe, donc pas d’outre-tombe… CQFD !
Mécréance de chiens
Je vous lis, arrivé à ce point, quelques
lignes d’une interview de Gérard Rabinovitch publiée dans Normandie magazine, en novembre
2009 : « Dans les années 1920
et 1930, l’Allemagne est un des endroits de la planète où naissent les pensées
les plus géniales. Entre la création du prix Nobel et 1933, 23 sur 71 prix
Nobel sont attribués à des travaux effectués en Allemagne ! C’est le pays où,
du point de vue culturel, il y a le plus d’innovations, de créations,
d’ébullitions, dans le domaine des arts, de l’architecture, dans la pensée, la
sociologie, la psychanalyse, la philosophie… L’Allemagne est un haut lieu de la
créativité intellectuelle. Et c’est à cet endroit-là pourtant qu’émerge et
triomphe le nazisme. (…) Je cite Karl Jaspers : « C’est en Allemagne
que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer
dans tout le monde occidental sous la forme d’une crise de l’esprit, de la foi
». Jaspers ne dit pas que c’est propre aux Allemands, mais que dans tout le
monde occidental quelque chose était en train de se frayer un passage. »
Je cite à nouveau,
derrière Gérard Rabinovitch, Karl Jaspers : « C’est en Allemagne que se produisit
l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans tout le monde
occidental sous la forme d’une crise de l’esprit, de la foi ».
En arrière-plan de l’anomie et de l’acédie contemporaines,
il y a comme un problème de mécréance, dirons-nous…
Albert Camus, dans un de ses articles pour Combat, l’écrivait très
violemment, en novembre 1948 : « Ce qui frappe le plus, en effet,
dans le monde où nous vivons, c’est d’abord, et en général, que la plupart des
hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d’avenir. Il n’y a pas
de vie valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de
progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens. Eh bien !, les
hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd’hui dans les ateliers et
les facultés ont vécu et vivent de plus en plus comme des chiens. »[40]
Certains psychiatres et psychanalystes n’ont d’ailleurs aucun doute sur
le sujet. Une belle page de Carl Gustav Jung démonte les ressorts métaphysiques
de « l’angoisse moderne » : « L’angoisse est la reconnaissance implicite, inconsciemment consciente,
du fait que la décomposition de notre monde résulte de ses propres
insuffisances, du fait qu’il manque à notre monde "un quelque chose"
d’essentiel qui le protégerait des irruptions du chaos ; à l’aspect
fragmentaire du passé qui l’a précédée, l’angoisse veut opposer l’aspiration à
une plénitude, à une totalité, à un bien-être, à un salut. Or, comme le présent
ne semble offrir aucun aliment à cette aspiration, l’homme contemporain est
privé de la possibilité même de se représenter le facteur unificateur qui l’accorderait
à sa propre totalité. Il est devenu sceptique envers tout ce qui, dans le
concert universel, lui conférerait son autarcie d’être, et les idées plus ou
moins chimériques qui visent à améliorer le monde ont vu leur cours s’effondrer
à la cote de la vie. »[41]
Plus profondément, Viktor Frankl, psychiatre autrichien rescapé
d’Auschwitz, inventeur de l’analyse existentielle ou
« logothérapie », dont la thèse de philosophie sur « Le Dieu
inconscient » (Der unbewußte Gott, Wien, 1948[42])
est symptomatiquement ignorée en France, estimait, dès les années suivant la
Libération : « En dégradant le moi en simple épiphénomène, Freud a
pour ainsi dire trahi le moi en faveur du ça ; mais en même temps il a, si
l’on peut dire, fait injure à l’inconscient, ne voyant en lui en effet que ce
qui est du ça, l’instinctif, en laissant échapper ce qui est du moi, le
spirituel. »
Frankl, dépassant Freud, Adler et Jung, avait constaté que ses patients
souffraient souvent de « vide existentiel », d’une « névrose
noogène » générée par le « refoulement spirituel »[43],
ayant perdu la troisième dimension de la vie humaine, cette totalité tripartie
physique-psychique-spirituelle. Il affirmait donc, logiquement : « La
foi, en s’étiolant prend des apparences difformes. N’avons-nous pas vu aussi,
dans le domaine culturel, par conséquent à l’échelle non seulement individuelle
mais aussi sociale, que la foi refoulée dégénère en superstition ? Et cela
toujours quand disparaît le sentiment religieux, victime du refoulement par la
raison qui se veut autonome et par l’entendement technique. En ce sens,
beaucoup de choses dans l’état actuel de notre culture peuvent vraiment nous
faire l’effet d’obsession humaine universelle - pour parler avec Freud -,
beaucoup de choses, une exceptée : la religion, justement. Mais de la
névrose obsessionnelle non collective, de la névrose obsessionnelle
individuelle, bien plus : de la névrose pure et simple, on peut dire pour
beaucoup de cas que dans l’existence névrosée, la déficience de la
transcendance tire en quelque sorte vengeance d’elle-même. »
« Vengeance de la transcendance »… : la formule est
fracassante, mais je l’estime juste et parfaite !
N’entendez-vous pas Jean l’Evangéliste ? « En vérité, en
vérité, je vous le dis ; l’heure vient, et c’est maintenant ! »
(Jn, 5, 25)
Antoine Peillon
[1]
Entretien accordé à France 2, émission « Campus », le 28
octobre 2004, et Tristes tropiques,
Plon, 1955.
[2]
Malaise dans la civilisation, 1929
[3]
Gérard Rabinovitch (sous la dir. de), Ethique
et environnement, La Documentation française, 1997, p. 19.
[4]
Blog de Paul Jorion (http://www.pauljorion.com/blog/), le 20 février 2010.
[5]
Le Seuil, 2006.
[6]
Lecture très riche et précise de Philippe Chanial, dans la Revue du MAUSS permanente, 24 avril 2007 [en ligne :
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article70]
[8]
En 2004, il avait déjà écrit La Crise du capitalisme américain. Aucun
éditeur français n’a voulu le publier à cette époque. En 2005, La Revue du
Mauss publiait l’introduction de ce livre. Finalement, en 2007, Alain
Caillé (La Revue du MAUSS) édite ce livre aux éditions de La Découverte.
Paul Jorion y annonçait la crise des subprimes…
[9]
Joseph Eugene Stiglitz, La Grande
désillusion, Plon,
2002 ; Idem, Quand le capitalisme perd la tête (titre original The
Roaring Nineties / Les Rugissantes Années 1990), Fayard, 2003 ;
Idem, Le Triomphe de la cupidité, Les liens qui libèrent, 2010.
[10]
Vers la crise du capitalisme
américain ?, La Découverte, Paris, 2007 ; L'Implosion ;
La finance contre l'économie : ce
qu’annonce et révèle la crise des subprimes, Fayard,
2008 ; La Crise ; Des subprimes au séisme financier
planétaire, Fayard, 2008.
[11]
Télérama, 31 octobre 2008 : Interview de Paul Jorion : « Pire
qu’une crise économique, c’est une crise de civilisation ».
[13] Pour un récit hallucinant, heure
par heure, du krach de 1929 : Gordon Thomas and Max Morgan-Witts, The Day the Bubble burst ; A social
History of the Wall Street Crash of 1929, New York, Doubleday, 1979.
[14]
Carnets, 1921-1944, Gallimard, 1978, page 77.
[15]
« Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte (Matinée
d’ivresse), les Assassins ne seraient-ils pas, dans l'esprit de Rimbaud, les
poètes qui ont la mission de détruire notre civilisation en vue de la refaire ? »
(Antoine Fongaro, De la lettre à l'esprit, Champion, 2004, page
166).
[16]
Anthropologue, maître de conférences à l’université de Caen, Michel Fromaget
est l’auteur de deux livres majeurs sur l’anthropologie ternaire traditionnelle
(la triplicité corps-âme-esprit), occultée par la pensée occidentale
moderne : Introduction à l’anthropologie ternaire (Albin Michel,
1991) ; L’homme tridimensionnel (Albin Michel, 1996). Il a publié
aussi Le symbolisme des Quatre Vivants – Ezéchiel, Saint Jean et la
tradition (Editions du Félin, 1992), Dix essais sur la conception
anthropologique « Corps, âme, esprit » (L’Harmattan, 2000), Majestas
Domini ; Les quatre vivants de l'Apocalypse dans l'art (Brepols,
2003), Modernité et désarroi, ou L'âme privée d'esprit (Le Mercure
dauphinois, 2007), Eros, Philia, Agapé : nouveaux essais d'anthropologie
spirituelle (Editions romaines, 2008).
[17]
Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Wien, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1930 :
« La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le
progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations
apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et
d'autodestruction ? A ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une
attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la
maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de
s’exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui
explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur
angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux
"puissances célestes", l’Eros éternel, tente un effort afin de
s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins
immortel. »
[18]
George Steiner, Nostalgia for the Absolute, CBC Massey Lectures Series,
1974 ; traduction française : Nostalgie de l'absolu, 10/18,
2003, p. 8 : « Cette dessiccation, ce dessèchement, touchant au cœur
même de l’existence morale et intellectuelle de l’Occident, a laissé un vide
immense. »
[19]
André Comte-Sponville, L’Esrit de l’athéisme ;
Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006 ;
édition en Livre de Poche, 2008, page 54.
[20]
Formule qui fait écho aux travaux d’Alain Ehrenberg, notamment à La Fatigue d’être soi ; dépression et
société (Odile Jacob, 1998), dont nous lisons, en conclusion, ce terrible
constat sur « l’envers » de nos normes : « Les notions de projet, de motivation, de
communication dominent notre culture normative. Elles sont les mots de passe de
l'époque. Or la dépression est une pathologie du temps (le déprimé est sans
avenir) et une pathologie de la motivation (le déprimé est sans énergie, son
mouvement est ralenti, et sa parole lente). Le déprimé formule difficilement
des projets, il lui manque l'énergie et la motivation minimale pour le faire.
Inhibé, impulsif ou compulsif, il communique mal avec lui-même et avec les
autres. Défaut de projet, défaut de
motivation, défaut de communication, le déprimé est l'envers exact de nos
normes de socialisation. Ne nous étonnons pas de voir exploser,
dans la psychiatrie comme dans le langage commun, l'usage des termes de
dépression et d'addiction, car la responsabilité s'assume, alors que les
pathologies se soignent. L'homme déficitaire et l'homme compulsif sont les deux
faces de ce Janus. »
[21]
L’anomie (du grec νομία / anomía,
du préfixe - a- « absence de » et νόμος / nómos
« loi, ordre, structure ») est l’état d'une société caractérisée par
une désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes et assurent
l’ordre social. Après avoir introduit une première fois le terme, dès 1893,
dans De la division du travail social, Emile Durkheim l’emploie à
nouveau, en 1897, dans Le Suicide, pour décrire une situation sociale
caractérisée par l’effacement des valeurs (morales, religieuses, civiques...)
et par la croissance associée du sentiment d’aliénation et d’irrésolution. Le
recul des valeurs conduit, selon le sociologue, à la destruction de l’ordre
social, ce qui peut conduire les individus, en masse, jusqu’au suicide.
[22]
Papirer, Copenhague, 1909-1948, et Journal (années 1834-1855), Gallimard,
1941-1963.
[23]
Comment vivre ensemble, Collège de
France, 1977.
[24]
Etymologiquement, acédie (du grec akêdéia)
signifie négligence, indifférence . Ce nom appartient à la famille du verbe άκηδέω
/ akêdéo, qui veut dire « ne
pas prendre soin de » (sous-entendu de soi). David Jousset ajoute, dans Le Vocabulaire théologique en philosophie
(Ellipses, 2009), que ce défaut de soin va jusqu’à « laisser un mort sans
sépulture », sacrilège par excellence qui touche à la racine du religieux
(au paléolithique moyen, les premières sépultures de l’homme de Neandertal). Il
précise donc : « Il (le terme « acédie ») désigne la
négligence religieuse, l’apathie spirituelle. »
[25]
Du latin derelictio, action de délaisser. André Lalande
définit ce concept ainsi : « Etat
de l’homme jeté dans le monde, qui se sent abandonné à ses propres forces, sans
lumière ni secours à attendre d’une puissance supérieure, à l’action ou même à
l’existence de laquelle il ne croit plus. » (Vocabulaire technique et
critique de la philosophie, PUF, 11e édition, 1972, page 217).
Heidegger utilise ce concept (Geworfenheit,
que Lévinas traduit aussi par « délaissement ») en référence au
sentiment d'abandon et de solitude de l'être humain « jeté dans le monde », étant séparé ou délaissé
par les dieux.
[26]
De façon très pertinente, Patrick Viveret affirme, à partir de la relecture de
« trois textes majeurs des années 1930 » (Keynes, Freud, Georges
Bataille) : « Il existe en
effet un rapport entre la culture de guerre économique et les grands
dérèglements psychiques qui sont aujourd’hui à la racine de ce que l’on
pourrait appeler, en reprenant le titre du livre de Freud, le nouveau malaise
dans la civilisation de ce début de siècle. (…) L’alternance des phases de
dépression et d’excitation est le modèle de comportements de nos sociétés, dont
on pourrait dire à ce titre qu’elles sont maniaco-dépressives. »
(Chapitre « Dépression économique ou dépression culturelle ? »,
dans Pourquoi ça ne va pas plus
mal ?, Fayard, collection Transversales, 2005, pp. 83 à 91.)
[27]
Même si Edgar Morin a fondé, très originalement, son œuvre majeure, La
Méthode, dans son propre vécu dramatique de la « crise de notre
siècle » : « Ce livre part de la crise de notre siècle et
c’est sur elle qu’il revient. La radicalité de la crise de la société, la
radicalité de la crise de l’humanité m’ont poussé à chercher au niveau radical
de la théorie. Je sais que l’humanité a besoin d’une politique. Que cette
politique a besoin d’une anthropo-sociologie. Que l’anthropo-sociologie a
besoin de s’articuler à la science de la nature, que cette articulation
requiert une réorganisation en chaîne de la structure du savoir… » (La
Méthode, tome 1, La Nature de la Nature, Seuil, collection points,
1981, page 23)
[28]
Tobie Nathan, « De la
"fabrication" culturelle des enfants. Réflexions
ethnopsychanalytiques sur la filiation et l’affiliation », dans la Nouvelle
Revue d’Ethnopsychiatrie, « Métissages », n° 17, Editions La
Pensée Sauvage, 1991. Lire aussi Irène Théry (« Malaise dans la
filiation », numéro spécial de la revue Esprit, décembre 1996) qui
parle d’une mutation anthropologique incommensurable. Par ailleurs, il n’est
pas inutile de rappeler combien l’anthropologie souligne, en général, que la
généalogie est mère de la culture et ciment des sociétés, ainsi que l’écrit
très densément Edgar Morin dans Le
Paradigme perdu : la nature humaine (Seuil, 1973, nouvelle édition,
collection Ponts, 1979, pp. 182 et 183) : « L’identité individuelle et collective s’affirme, non plus dans
l’appartenance immédiate à un groupe donné, comme dans la société primatique
(celle des singes), mais par et dans
l’ensemble des fils noologiques qui relient l’individu à sa parenté réelle et
mythique et qui donnent à une culture son identité singulière. Le nom lie
l’identité individuelle à une filiation socioculturelle : il établit à la
fois la différence et l’appartenance : on est“ fils de”, non seulement de
ses géniteurs, mais rejeton de l’ancêtre, fils de la société. Le mythe
entretien le souvenir, le culte, la présence de l’ancêtre et par là même
l’identité collective-individuelle. Ce thème de l’ancêtre, des origines, de la
généalogie revient, obsessionel, dans les symboles, les tatouages, les
emblêmes, les parures, les rites, les cérémonies, les fêtes. » Pour un exposé très complet sur les notions
centrales de filiation, affiliation, parenté, descendance… en anthropologie
contemporaine, notamment chez Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss : Louis
Dumont, Groupes de filiation et alliance
de mariage ; Introduction à deux théories d’anthropologie sociale,
Editions de l’EHESS, 1971 ; nouvelle édition, Gallimard, 1997.
[29]
Souffle sur tous ces morts et qu’ils
vivent !, Editions La Pensée Sauvage, 1993, pp. 277 et 278.
[30]
Ibidem, page 279.
[31]
A propos de l’attitude devant la mort de l’humanité la plus ancienne
(Paléolithique ancien, il y a un million d’années) et de ses relations avec la
naissance du sentiment de respect, de la religion, du symbolisme : Jean
Chavaillon, L’Âge d’or de
l’humanité ; Chroniques du Paléolithique, Odile Jacob, 1996, pp. 225 à
229.
[32]
Bruno Maureille, Les premières sépultures ; Les origines de la culture,
éditions Le Pommier, 2004. Un dossier très complet des « pratiques
mortuaire » paléolithiques est produit, sur un ton relativement sceptique,
par André Leroi-Gourhan, dans Les
Religions de la préhistoire, PUF, 1964, nouvelle édition, collection
Quadrige, 1990, pp. 37-65. Sa conclusion, cependant, est nette : « Ces documents (les sépultures), tous du
Paléolithique supérieur, ont une valeur fortement positive en faveur d’un
intérêt religieux attaché aux dépouilles humaines. » (Op. cit., pp. 64 et 65)
[33]
La Grande Histoire des premiers hommes
européens, Odile Jacob, 2007, pp. 231 à 239.
[34]
En France, le célèbre arrêt du Parlement de Paris (1763) prescrit l’éloignement
des cimetières existants hors de la ville. Il fut confirmé par la Déclaration
royale de 1776 et concrétisé par la fermeture des cimetières des Innocents
(1780), de Saint-Roch et de Saint-Sulpice (1781). La chronologie des
interdictions de sépultures dans les églises est la même dans l’Europe du
despotisme éclairé : 1786 pour le Saint Empire de Joseph II, 1783
pour la Suède de Gustave III.
[35]
Le XIXe siècle à travers les
âges, Denoël, 1984 ; nouvelle édition, Gallimard, collection Tel, 1999,
pp. 21 à 46.
[36]
L’Archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire
dans les cimetières de l’Occident, Plon, 1989 ; nouvelle édition,
Payot, 2003.
[37]
Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1987 [1re éd.
en 1977], et Michel Vovelle, La Mort et l’Occident de 1300 à nos
jours, Paris, Gallimard, 1983.
[38]
« La mort dans la ville », dans les Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n° 114-4, 2007, pp. 97
à 106.
[39]
Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts
dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005, p. 125
[40]
« Le siècle de la peur », repris dans Actuelles ; Ecrits
politiques, Gallimard, 1950 ; nouvelle édition, collection Folio
Essais, 1997, page 117.
[41]
Ein moderner Mytus, Zürich, Rasher
Verlag, 1958 ; Un mythe moderne,
Gallimard, collection Idées, 1961 ; nouvelle édition, 1974, page 185.
[42]
Le Dieu inconscient, Editions du Centurion, Paris, 1975, pour la
traduction française, depuis longtemps épuisée et jamais rééditée. Lire, aussi,
Man’s Search for Meaning, et
sa première partie : « Experiences in a Concentration Camp »,
1946 (Découvrir un sens à sa
vie).
[43]
Michel Fromaget, « Des rapports de la psychothérapie et de l’éveil
spirituel », dans Dix essais sur la
conception anthropologique « corps, âme, esprit », L’Harmattan,
2000, p. 168.
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