Prédication du 8 octobre 2017,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Antoine Peillon SDG
Sur Matthieu
21.33-43
(NBS) 33Écoutez une autre parabole. Il y avait un maître de maison
qui planta une vigne. Il l’entoura d’une haie, y creusa un pressoir et y
construisit une tour, puis il la loua à des vignerons et partit en voyage.
34A l’approche des vendanges, il envoya ses esclaves chez les
vignerons, pour recevoir les fruits de la vigne.
35Les vignerons prirent ses esclaves ; l’un, ils le battirent ; un
autre, ils le tuèrent ; un autre encore, ils le lapidèrent.
36Il envoya encore d’autres esclaves, en plus grand nombre que les
premiers ; les vignerons les traitèrent de la même manière.
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront
mon fils ! »
38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est
l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. »
39Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40Lorsque le maître de la vigne viendra, comment traitera-t-il
donc ces vignerons ?
41Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître
misérablement, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui donneront les
fruits en leur temps.
42Jésus leur dit : N’avez-vous jamais lu dans les Écritures :
C’est la pierre que les constructeurs ont rejetée qui est devenue
la principale, celle de l’angle ; cela est venu du Seigneur, c’est une
chose étonnante à nos yeux.
43C’est
pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une
nation qui en produira les fruits.
44Quiconque tombera sur cette pierre
s’y brisera, et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera.
45Après avoir entendu ses paraboles,
les grands prêtres et les pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait
;
46ils cherchaient à le faire arrêter,
mais ils eurent peur des foules, parce qu’elles le tenaient pour un prophète.
Comme elle semble limpide, cette parabole dite des « mauvais vignerons », selon notre Nouvelle Bible Segond. Limpide comme un vin clairet, comme un jus de raisin avant sa fermentation.
Aucun
doute possible : le « maître de maison », c’est Dieu le Père
lui-même. La « vigne » qu’il planta, qu’il entoura d’une haie, où il
creusa une cuve et construisit une tour, c’est son Royaume. Et les
« vignerons » auxquels il loua cette vigne, avant de partir en
voyage, en vacances (Ô chabbat !), ce sont forcément ces « grands
prêtres » d’Israël et ces « pharisiens » dont il est question
aux versets 45 et 46 qui concluent notre parabole des vignerons assassins,
c’est-à-dire meurtriers avec préméditation.
Car,
certes elle semble limpide, la parabole de ce dimanche, mais comme peut l’être
aussi le sang des innocents, des justes ou des saints quand il est versé par
les « mauvais », c’est-à-dire par ceux qui ont le mal pour destin.
Car ces versets de Matthieu nous font assister effectivement à un véritable
massacre ! Et qui va crescendo dans l’horreur :
34A l’approche des vendanges, il envoya ses esclaves chez les
vignerons, pour recevoir les fruits de la vigne.
35Les vignerons prirent ses esclaves ; l’un, ils le battirent ; un
autre, ils le tuèrent ; un autre encore, ils le lapidèrent.
36Il envoya encore d’autres esclaves, en plus grand nombre que les
premiers ; les vignerons les traitèrent de la même manière.
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront
mon fils ! »
38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est
l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. »
39Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.
Voici
donc la traduction de l’allégorie sanglante en leçon d’aujourd’hui :
lorsque Dieu envoya ses messagers, les prophètes, auprès des prêtres et des
rois de Jérusalem, afin de vérifier la pleine fructification de son Alliance
avec le peuple d’Israël, ils furent toujours, encore et encore, frappés, tués,
lapidés. La persévérance du Seigneur, seul « maître » de la Création,
envoyant, au fil des siècles, toujours plus de prophètes pour appeler son
peuple à la conversion (תשובה
téchouva / μετάνοια
métanoïa), ne généra que
folies meurtrières supplémentaires. In
fine, Dieu le Père envoie son Fils, Jésus le Christ, à Jérusalem, mais une
fois encore, les locataires et - théoriquement – cultivateurs de son Royaume ne
respectèrent en rien son Alliance (Ô Noé, Abraham et Moïse !) et tuèrent
le Fils, comme ils avaient déjà assassiné tous les prophètes.
Ils
tuèrent le Fils, Jésus le Christ, pour capter son héritage, le Royaume de
Dieu !
***
« Lis
donc la Genèse : tu seras plus près de l’âme de Matthieu que si tu lisais
sans elle ou tout à trac le grec de Matthieu. (…) Matthieu remâchait sans cesse
la Torah et le Psautier. » Et il faut donc y « entendre le grondement
du torrent d’Israël auquel il est adossé ». Ainsi nous avertit Jacques
Cazeaux, helléniste du CNRS et génial exégète littéraire de toute la Bible.
Ainsi
le premier livre des Rois nous rappelle comment Jézabel, épouse du roi d’Israël
Achab, « extermina les prophètes de l’Éternel » (1 Rois 18:4). Mais
aussi que « les enfants d’Israël ont abandonné (s)on alliance, (qu’)ils
ont renversé (s)es autels, et (qu’)ils ont tué par l’épée (s)es
prophètes » (1 Rois 19:10/14).
Ainsi
Néhémie ajoute : « Ils se soulevèrent et se révoltèrent contre toi.
Ils jetèrent ta loi derrière leur dos, ils tuèrent tes prophètes qui les
conjuraient de revenir à toi, et ils se livrèrent envers toi à de grands
outrages. » (Néhémie 9:26) Et Jérémie : « Votre glaive a dévoré
vos prophètes, / Comme un lion destructeur. » (Jérémie 2:30) Et les
Lamentations : « Fallait-il que des femmes dévorassent le fruit de
leurs entrailles, / Les petits enfants objets de leur tendresse ? Que
sacrificateurs et prophètes fussent massacrés dans le sanctuaire du
Seigneur ? » (Lamentations 2:20)… On pourrait multiplier par dizaines
les citations de la Bible qui font le décompte des assassinats de prophètes,
des messagers de Dieu.
Isaïe
fut scié en deux, au cours de la persécution de Manassé, selon le deuxième
livre des Rois (2Rois 21:16) et le Talmud (Gémara). Naboth (1Rois 21:13),
Zacharie (2Chron. 24:20,21) et Jérémie ont été lapidés. Les autres prophètes
ont souvent été tués par l’épée…
« Ils
furent lapidés, sciés, tués par l’épée ; ils menèrent une vie errante, vêtus de
peaux de moutons et de peaux de chèvres, manquant de tout, opprimés,
maltraités, - eux dont le monde n’était pas digne ! - errant dans les déserts,
les montagnes, les cavernes et les antres de la terre », nous dit le chapitre
11 de la lettre de Paul aux Hébreux, qui parle des sorts funestes de
« Gédéon, Barak, Samson, Jephté, David, Samuel et les prophètes ».
***
Par-là,
est mise en exergue une thématique méconnue et pourtant essentielle de la
« quête du Jésus de l’histoire » : le « destin violent des
prophètes », motif deutéronomiste identifié par Odil Hannes Steck
(1935-2001)[1],
théologien protestant allemand, spécialiste de l’Ancien Testament, professeur
aux universités de Hambourg, Mainz et Zurich. Ce motif deutéronomiste est enraciné
dans un célèbre verset du livre de Néhémie (Ve ou IVe
siècle av. J.-C.) :
Néhémie
9:26 : « Néanmoins, ils se soulevèrent et se révoltèrent contre toi.
Ils jetèrent ta loi derrière leur dos, ils tuèrent tes prophètes qui les
conjuraient de revenir à toi, et ils se livrèrent envers toi à de grands
outrages. »
Selon
Daniel Marguerat, professeur honoraire de sciences bibliques de l’université de
Lausanne, Steck « en a repéré la présence récurrente au sein du judaïsme
intertestamentaire ». Ce spécialiste origines du christianisme
explique : « Cette lecture deutéronomique de l’histoire, née de la
première destruction du Temple, récapitule l’histoire d’Israël sous le thème de
l’endurcissement et l’exemplifie par le rejet et le meurtre des prophètes
envoyés par Dieu à son peuple. » Et il en suit la « trace » dans
la littérature juive : Esd 9:11 (« 10Maintenant,
que dirons-nous après cela, ô notre Dieu? Car nous avons abandonné tes commandements, 11que tu nous avais prescrits
par tes serviteurs les prophètes… ») ;
1R 8:46-53 ; Dt 4:25-31, 28:45-68, 30:1-10 ; Za 1:2-6 (« 4Ne soyez pas comme vos pères,
auxquels s’adressaient les premiers prophètes, en disant: Ainsi parle l’Éternel
des armées: Détournez-vous de vos mauvaises voies, de vos mauvaises actions!
Mais ils n’écoutèrent pas, ils ne firent pas attention à moi, dit l’Éternel.
5Vos pères, où sont-ils ? et les prophètes pouvaient-ils vivre
éternellement ? 6Cependant mes paroles et les ordres que j’avais donnés à
mes serviteurs, les prophètes, n’ont-ils pas atteint vos pères ? Ils se
sont retournés, et ils ont dit : L’Éternel des armées nous a traités comme
il avait résolu de le faire selon nos voies et nos actions. »), 7:4-14 (« 7Ne
connaissez-vous pas les paroles qu’a proclamées l’Éternel par les premiers prophètes,
lorsque Jérusalem était habitée et tranquille avec ses villes à l’entour, et
que le midi et la plaine étaient habités ? 8La parole de l’Éternel fut
adressée à Zacharie, en ces mots : 9Ainsi parlait l’Éternel des
armées : Rendez véritablement la justice, Et ayez l’un pour l’autre de la
bonté et de la miséricorde. 10N’opprimez pas la veuve et l’orphelin, l’étranger
et le pauvre, Et ne méditez pas l’un contre l’autre le mal dans vos cœurs.
11Mais ils refusèrent d’être attentifs, ils eurent l’épaule rebelle, et ils
endurcirent leurs oreilles pour ne pas entendre. 12Ils rendirent leur cœur dur
comme le diamant, pour ne pas écouter la loi et les paroles que l’Éternel des
armées leur adressait par son esprit, par les premiers prophètes. Ainsi
l’Éternel des armées s’enflamma d’une grande colère. ») ; 2Ch 15:1-7, 29:5-11, 30:6-9…[2]
Références
vétérotestamentaires auxquelles j’ajoute :
2
Rois 17:13-15 : « L’Éternel fit avertir Israël et Juda par tous ses
prophètes, par tous les voyants, et leur dit : Revenez de vos mauvaises
voies, et observez mes commandements et mes ordonnances, en suivant entièrement
la loi que j’ai prescrite à vos pères et
que je vous ai envoyée par mes serviteurs les prophètes. Mais ils
n’écoutèrent point, et ils roidirent leur cou, comme leurs pères, qui n’avaient
pas cru en l’Éternel, leur Dieu. Ils rejetèrent ses lois, l’alliance qu’il
avait faite avec leurs pères, et les avertissements qu’il leur avait adressés.
Ils allèrent après des choses de néant et ne furent eux-mêmes que néant, et après
les nations qui les entouraient et que l’Éternel leur avait défendu
d’imiter. »
2
Chroniques 36 :14-16 : « Tous les chefs des sacrificateurs et le
peuple multiplièrent aussi les transgressions, selon toutes les abominations
des nations ; et ils profanèrent la maison de l’Éternel, qu’il avait
sanctifiée à Jérusalem. L’Éternel, le Dieu de leurs pères, donna de bonne heure
à ses envoyés la mission de les avertir, car il voulait épargner son peuple et
sa propre demeure. Mais ils se moquèrent
des envoyés de Dieu, ils méprisèrent ses paroles, et ils se raillèrent de ses
prophètes, jusqu’à ce que la colère de l’Éternel contre son peuple devînt
sans remède. »
Dans
le cadre de la prédication de Jésus et de la naissance du christianisme, Daniel
Marguerat trouve l’écho dans la source Q de Matthieu et de Luc :
« 13.34
Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont
envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule
rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 13.35
Voici, votre maison vous sera laissée ; mais, je vous le dis, vous ne me
verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom
du Seigneur ! » (Segond 1910)
Mais
aussi dans Mc 12:1-9 (parabole des mauvais vignerons) ; Mt 5:11-12 (« 11Heureux serez-vous, lorsqu’on vous
outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte
de mal, à cause de moi. 12Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que
votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a
persécuté les prophètes qui ont été avant vous. » / Segond 1910), Mt 23:29-39 (29Malheur
à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous bâtissez les
tombeaux des prophètes et ornez les sépulcres des justes, 30et que vous
dites : Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions
pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. 31Vous témoignez ainsi
contre vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes.
32Comblez donc la mesure de vos pères. 33Serpents, race de vipères !
comment échapperez-vous au châtiment de la géhenne ? 34C’est pourquoi,
voici, je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes. Vous tuerez et
crucifierez les uns, vous battrez de verges les autres dans vos synagogues, et
vous les persécuterez de ville en ville, 35afin que retombe sur vous tout le
sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au
sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et
l’autel. 36Je vous le dis en vérité, tout cela retombera sur cette génération.
37Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont
envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble
ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 38Voici, votre
maison vous sera laissée déserte ; 39car, je vous le dis, vous ne me
verrez plus désormais, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur ! » / Segond 1910) ; Lc 6:22-23 (« 22Heureux serez-vous, lorsque les
hommes vous haïront, lorsqu’on vous chassera, vous outragera, et qu’on
rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme !
23Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez d’allégresse, parce que votre
récompense sera grande dans le ciel ; car c’est ainsi que leurs pères
traitaient les prophètes. » / Segond 1910),
11:47-51 (47Malheur à vous ! parce que
vous bâtissez les tombeaux des prophètes, que vos pères ont tués. 48Vous rendez
donc témoignage aux œuvres de vos pères, et vous les approuvez ; car eux,
ils ont tué les prophètes, et vous, vous bâtissez leurs tombeaux. 49C’est
pourquoi la sagesse de Dieu a dit : Je leur enverrai des prophètes et des
apôtres ; ils tueront les uns et persécuteront les autres, 50afin qu’il
soit demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été
répandu depuis la création du monde, 51depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de
Zacharie, tué entre l’autel et le temple ; oui, je vous le dis, il en sera
demandé compte à cette génération. » / Segond 1910), 13:31-35 (33Mais
il faut que je marche aujourd’hui, demain, et le jour suivant ; car il ne
convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem. 34Jérusalem, Jérusalem,
qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois
ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble sa couvée sous
ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 35Voici, votre maison vous sera
laissée ; mais, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que
vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » /
/ Segond 1910) ; Ac 7:52 (51Hommes au cou raide, incirconcis de cœur et
d’oreilles ! vous vous opposez toujours au Saint Esprit. Ce que vos pères
ont été, vous l’êtes aussi. 52Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas
persécuté ? Ils ont tué ceux qui annonçaient d’avance la venue du Juste,
que vous avez livré maintenant, et dont vous avez été les meurtriers, 53vous
qui avez reçu la loi d’après des commandements d’anges, et qui ne l’avez point
gardée !... » / Segond 1910) ;
1Th 2:15-16 (« 15Ce sont eux qui ont tué le
Seigneur Jésus et les prophètes, ce sont eux qui nous ont persécutés ; ils
ne plaisent pas à Dieu et ils sont hostiles à tous les humains ; 16ils
nous empêchent de parler aux non-Juifs pour qu’ils soient sauvés, et ils ne
cessent ainsi de mettre le comble à leurs péchés. Mais la colère a fini par les
atteindre… » / NBS)
Daniel
Marguerat souligne enfin que, dans la parabole des mauvais vignerons,
« Jésus, sans s’auto-désigner comme prophète, s’inscrit par cette
lamentation prophétique dans la lignée des prophètes rejetés » et
qu’« il assimile son destin à celui des envoyés divins refusés par un
Israël endurci ».
***
Toutes
ces violences, ces horreurs, ces massacres de notre parabole des mauvais
vignerons, pour la captation d’un héritage ?
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront
mon fils ! » 38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est
l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. » 39Ils le prirent,
le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.
Mais
de quel « héritage » s’agit-il ?
« Héritage »,
dans le monde de la Bible, c’est bien plus largement que dans son sens actuel,
un patrimoine, une richesse, une propriété quelconque (Proverbes 20:21).
Et
« vigne » signifie, dans le même contexte de la Palestine d’il y a
vingt siècles et plus, « jardin » ou même « terre
cultivée ». D’ailleurs, les « vignerons » de notre parabole
étaient plutôt des « cultivateurs » si l’on traduit littéralement le
grec γεωργοὶ (georgoí) de notre texte.
Or
la terre, comme le ciel, n’est propriété que de Dieu, et l’homme n’en est que
le cultivateur : toute la Bible
ne cesse de nous le crier sur tous les tons :
·
« L’Éternel Dieu prit l’homme, et le
plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » (Genèse
2:15) Pas pour le « posséder »…
·
« Moïse lui
dit : Quand je sortirai de la ville, je lèverai mes mains vers l’Éternel,
les tonnerres cesseront et il n’y aura plus de grêle, afin que tu saches que la
terre est à l’Éternel. » (Éxode 9:29)
·
« Voici, à
l’Éternel, ton Dieu, appartiennent les cieux et les cieux des cieux, la terre
et tout ce qu’elle renferme. » (Deutéronome 10:14)
· « C’est au SEIGNEUR qu’appartient la
terre, avec tout ce qui s’y trouve, le monde avec tous ceux qui
l’habitent. » (Psaumes 24:1)
· « C’est à toi qu’appartiennent les cieux
et la terre, c’est toi qui as fondé le monde et ce qu’il renferme. »
(Psaumes 89:11)
Paul, le contemporain de Jésus, en a
d’ailleurs gardé la leçon intégrale et la donne à nouveau, de façon
lapidaire, dans sa première lettre aux Corinthiens : « Car la terre
est au Seigneur, et tout ce qu’elle renferme. » (1 Corinthiens 10:26)
Méditons, donc, ici et maintenant, la
parabole sanglante de Matthieu !
Aujourd’hui, en nos temps de
« montée aux extrêmes » par « rivalité mimétique » (René
Girard), la leçon peut être portée jusqu’à son incandescence : « la
propriété, c’est le vol », certes, mais c’est aussi l’enchaînement des
violences et l’inflation des assassinats.
En 1840, dans Qu’est-ce que la propriété ? Recherche sur le principe du Droit et du
Gouvernement, Proudhon tentait de prouver que « la propriété est
impossible » parce que, je cite, « de rien, elle exige quelque
chose », « parce qu’elle est homicide »[3],
« parce qu’avec elle, la société se dévore » et « parce qu’elle
est mère de tyrannie ».
***
L’envoi,
par Dieu le Père, de son Fils et l’assassinat de celui-ci par les
« vignerons » révèle notre propre penchant
à l’héritage, à la propriété. Là est le principal péché[4].
Ainsi,
en captant l’héritage du Seigneur, son Royaume et son Règne, la Création tout
entière, « l’homme cherche à détrôner Dieu » et même à le tuer.
Il
est toujours jugé pour ce crime.
40Lorsque le maître de la vigne viendra, comment traitera-t-il
donc ces vignerons ?
41Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître
misérablement, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui donneront les
fruits en leur temps.
Helmutt
Gollwitzer (1908-1993)[5], pasteur
et résistant allemand, écrivait que la parabole de ce soir « révèle »
l’« intention (de l’homme) de supprimer Dieu, pour atteindre ce qu’il
croit être la vraie vie, en usurpant l’héritage de Dieu, dont il cherche à
prendre la place ».
Il
ne désespérait pas, pour autant, du Salut : « Cachée derrière
l’inexorable jugement, se dessine cette nouvelle et imprévisible possibilité de
Dieu : une dernière invitation résultera de la mort du Fils Bien-Aimé en
faveur de ses meurtriers. De ce trop tard
surgira un encore de la patience
divine. Dieu ne restera pas sans un Israël, sans un peuple à lui ; car la
vigne sera donnée à d’autres. A l’horizon lointain, on entrevoit le jour où
tout Israël sera sauvé. »
43C’est
pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une
nation qui en produira les fruits.
Que
cette bonne nouvelle illumine nos jours et nos nuits !
Amen !
[1]
Odil Hannes Steck, Israel und das
gewaltsame Geschick der Propheten. Untersuchungen zu
Überlieferung des deuteronomistischen Geschichtsbildes im Alten Testament,
Spätjudentum und Urchristentum (WMANT 23), Neukirchen, Neukrchener Verlag, 1967 (Diss. Heidelberg
1965).
[2]
Daniel Marguerat, Jésus et Matthieu. A la
recherche du Jésus de l’histoire, Bayard / Labor et Fides, 2016, p. 53.
[3]
Proudhon, Qu’est-ce que la
propriété ?, Le Livre de Poche, collection « Classiques de la
philosophie », 2009, p. 320 : « En somme, la propriété, après
avoir dépouillé le travailleur par l’usure, l’assassine lentement par
l’exténuation ; or, sans la spoliation et l’assassinat, la propriété n’est
rien ; avec la spoliation et l’assassinat, elle périt bientôt faute de
soutien : donc elle est impossible. »
[4]
La racine hébraïque de péché (peccatum + peccare) est hatta’t, traduit par les
Juifs grecs d’Alexandrie par hamartia, soit « égarement », « erreur »,
« détournement », « éloignement de Dieu »…
[5]
Cité par Daniel Bourguet, dans L’Évangile
médité par les Pères : Matthieu, Olivétan, 2006.
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