lundi 9 octobre 2017

Vignoble de sang (Le destin violent des prophètes)


Prédication du 8 octobre 2017,

temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)

Antoine Peillon SDG


Sur Matthieu 21.33-43
Les mauvais vignerons, "Miroir du salut de l'homme", enluminure, c. 1450, BN de la Haye

(NBS) 33Écoutez une autre parabole. Il y avait un maître de maison qui planta une vigne. Il l’entoura d’une haie, y creusa un pressoir et y construisit une tour, puis il la loua à des vignerons et partit en voyage.
34A l’approche des vendanges, il envoya ses esclaves chez les vignerons, pour recevoir les fruits de la vigne.
35Les vignerons prirent ses esclaves ; l’un, ils le battirent ; un autre, ils le tuèrent ; un autre encore, ils le lapidèrent.
36Il envoya encore d’autres esclaves, en plus grand nombre que les premiers ; les vignerons les traitèrent de la même manière.
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront mon fils ! »
38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. »
39Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40Lorsque le maître de la vigne viendra, comment traitera-t-il donc ces vignerons ?
41Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître misérablement, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui donneront les fruits en leur temps.
42Jésus leur dit : N’avez-vous jamais lu dans les Écritures :
C’est la pierre que les constructeurs ont rejetée qui est devenue la principale, celle de l’angle ; cela est venu du Seigneur, c’est une chose étonnante à nos yeux.
43C’est pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation qui en produira les fruits.
44Quiconque tombera sur cette pierre s’y brisera, et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera.
45Après avoir entendu ses paraboles, les grands prêtres et les pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait ;
46ils cherchaient à le faire arrêter, mais ils eurent peur des foules, parce qu’elles le tenaient pour un prophète.

Comme elle semble limpide, cette parabole dite des « mauvais vignerons », selon notre Nouvelle Bible Segond. Limpide comme un vin clairet, comme un jus de raisin avant sa fermentation.
Aucun doute possible : le « maître de maison », c’est Dieu le Père lui-même. La « vigne » qu’il planta, qu’il entoura d’une haie, où il creusa une cuve et construisit une tour, c’est son Royaume. Et les « vignerons » auxquels il loua cette vigne, avant de partir en voyage, en vacances (Ô chabbat !), ce sont forcément ces « grands prêtres » d’Israël et ces « pharisiens » dont il est question aux versets 45 et 46 qui concluent notre parabole des vignerons assassins, c’est-à-dire meurtriers avec préméditation.
Car, certes elle semble limpide, la parabole de ce dimanche, mais comme peut l’être aussi le sang des innocents, des justes ou des saints quand il est versé par les « mauvais », c’est-à-dire par ceux qui ont le mal pour destin. Car ces versets de Matthieu nous font assister effectivement à un véritable massacre ! Et qui va crescendo dans l’horreur :
34A l’approche des vendanges, il envoya ses esclaves chez les vignerons, pour recevoir les fruits de la vigne.
35Les vignerons prirent ses esclaves ; l’un, ils le battirent ; un autre, ils le tuèrent ; un autre encore, ils le lapidèrent.
36Il envoya encore d’autres esclaves, en plus grand nombre que les premiers ; les vignerons les traitèrent de la même manière.
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront mon fils ! »
38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. »
39Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.

Voici donc la traduction de l’allégorie sanglante en leçon d’aujourd’hui : lorsque Dieu envoya ses messagers, les prophètes, auprès des prêtres et des rois de Jérusalem, afin de vérifier la pleine fructification de son Alliance avec le peuple d’Israël, ils furent toujours, encore et encore, frappés, tués, lapidés. La persévérance du Seigneur, seul « maître » de la Création, envoyant, au fil des siècles, toujours plus de prophètes pour appeler son peuple à la conversion (תשובה téchouva / μετάνοια métanoïa), ne généra que folies meurtrières supplémentaires. In fine, Dieu le Père envoie son Fils, Jésus le Christ, à Jérusalem, mais une fois encore, les locataires et - théoriquement – cultivateurs de son Royaume ne respectèrent en rien son Alliance (Ô Noé, Abraham et Moïse !) et tuèrent le Fils, comme ils avaient déjà assassiné tous les prophètes.
Ils tuèrent le Fils, Jésus le Christ, pour capter son héritage, le Royaume de Dieu !
***
« Lis donc la Genèse : tu seras plus près de l’âme de Matthieu que si tu lisais sans elle ou tout à trac le grec de Matthieu. (…) Matthieu remâchait sans cesse la Torah et le Psautier. » Et il faut donc y « entendre le grondement du torrent d’Israël auquel il est adossé ». Ainsi nous avertit Jacques Cazeaux, helléniste du CNRS et génial exégète littéraire de toute la Bible.
Ainsi le premier livre des Rois nous rappelle comment Jézabel, épouse du roi d’Israël Achab, « extermina les prophètes de l’Éternel » (1 Rois 18:4). Mais aussi que « les enfants d’Israël ont abandonné (s)on alliance, (qu’)ils ont renversé (s)es autels, et (qu’)ils ont tué par l’épée (s)es prophètes » (1 Rois 19:10/14).
Ainsi Néhémie ajoute : « Ils se soulevèrent et se révoltèrent contre toi. Ils jetèrent ta loi derrière leur dos, ils tuèrent tes prophètes qui les conjuraient de revenir à toi, et ils se livrèrent envers toi à de grands outrages. » (Néhémie 9:26) Et Jérémie : « Votre glaive a dévoré vos prophètes, / Comme un lion destructeur. » (Jérémie 2:30) Et les Lamentations : « Fallait-il que des femmes dévorassent le fruit de leurs entrailles, / Les petits enfants objets de leur tendresse ? Que sacrificateurs et prophètes fussent massacrés dans le sanctuaire du Seigneur ? » (Lamentations 2:20)… On pourrait multiplier par dizaines les citations de la Bible qui font le décompte des assassinats de prophètes, des messagers de Dieu.
Isaïe fut scié en deux, au cours de la persécution de Manassé, selon le deuxième livre des Rois (2Rois 21:16) et le Talmud (Gémara). Naboth (1Rois 21:13), Zacharie (2Chron. 24:20,21) et Jérémie ont été lapidés. Les autres prophètes ont souvent été tués par l’épée…
« Ils furent lapidés, sciés, tués par l’épée ; ils menèrent une vie errante, vêtus de peaux de moutons et de peaux de chèvres, manquant de tout, opprimés, maltraités, - eux dont le monde n’était pas digne ! - errant dans les déserts, les montagnes, les cavernes et les antres de la terre », nous dit le chapitre 11 de la lettre de Paul aux Hébreux, qui parle des sorts funestes de « Gédéon, Barak, Samson, Jephté, David, Samuel et les prophètes ».
***
Par-là, est mise en exergue une thématique méconnue et pourtant essentielle de la « quête du Jésus de l’histoire » : le « destin violent des prophètes », motif deutéronomiste identifié par Odil Hannes Steck (1935-2001)[1], théologien protestant allemand, spécialiste de l’Ancien Testament, professeur aux universités de Hambourg, Mainz et Zurich. Ce motif deutéronomiste est enraciné dans un célèbre verset du livre de Néhémie (Ve ou IVe siècle av. J.-C.) :
Néhémie 9:26 : « Néanmoins, ils se soulevèrent et se révoltèrent contre toi. Ils jetèrent ta loi derrière leur dos, ils tuèrent tes prophètes qui les conjuraient de revenir à toi, et ils se livrèrent envers toi à de grands outrages. »
Selon Daniel Marguerat, professeur honoraire de sciences bibliques de l’université de Lausanne, Steck « en a repéré la présence récurrente au sein du judaïsme intertestamentaire ». Ce spécialiste origines du christianisme explique : « Cette lecture deutéronomique de l’histoire, née de la première destruction du Temple, récapitule l’histoire d’Israël sous le thème de l’endurcissement et l’exemplifie par le rejet et le meurtre des prophètes envoyés par Dieu à son peuple. » Et il en suit la « trace » dans la littérature juive : Esd 9:11 (« 10Maintenant, que dirons-nous après cela, ô notre Dieu? Car nous avons abandonné tes commandements, 11que tu nous avais prescrits par tes serviteurs les prophètes… ») ; 1R 8:46-53 ; Dt 4:25-31, 28:45-68, 30:1-10 ; Za 1:2-6 (« 4Ne soyez pas comme vos pères, auxquels s’adressaient les premiers prophètes, en disant: Ainsi parle l’Éternel des armées: Détournez-vous de vos mauvaises voies, de vos mauvaises actions! Mais ils n’écoutèrent pas, ils ne firent pas attention à moi, dit l’Éternel. 5Vos pères, où sont-ils ? et les prophètes pouvaient-ils vivre éternellement ? 6Cependant mes paroles et les ordres que j’avais donnés à mes serviteurs, les prophètes, n’ont-ils pas atteint vos pères ? Ils se sont retournés, et ils ont dit : L’Éternel des armées nous a traités comme il avait résolu de le faire selon nos voies et nos actions. »), 7:4-14 (« 7Ne connaissez-vous pas les paroles qu’a proclamées l’Éternel par les premiers prophètes, lorsque Jérusalem était habitée et tranquille avec ses villes à l’entour, et que le midi et la plaine étaient habités ? 8La parole de l’Éternel fut adressée à Zacharie, en ces mots : 9Ainsi parlait l’Éternel des armées : Rendez véritablement la justice, Et ayez l’un pour l’autre de la bonté et de la miséricorde. 10N’opprimez pas la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, Et ne méditez pas l’un contre l’autre le mal dans vos cœurs. 11Mais ils refusèrent d’être attentifs, ils eurent l’épaule rebelle, et ils endurcirent leurs oreilles pour ne pas entendre. 12Ils rendirent leur cœur dur comme le diamant, pour ne pas écouter la loi et les paroles que l’Éternel des armées leur adressait par son esprit, par les premiers prophètes. Ainsi l’Éternel des armées s’enflamma d’une grande colère. ») ; 2Ch 15:1-7, 29:5-11, 30:6-9…[2]
Références vétérotestamentaires auxquelles j’ajoute :
2 Rois 17:13-15 : « L’Éternel fit avertir Israël et Juda par tous ses prophètes, par tous les voyants, et leur dit : Revenez de vos mauvaises voies, et observez mes commandements et mes ordonnances, en suivant entièrement la loi que j’ai prescrite à vos pères et que je vous ai envoyée par mes serviteurs les prophètes. Mais ils n’écoutèrent point, et ils roidirent leur cou, comme leurs pères, qui n’avaient pas cru en l’Éternel, leur Dieu. Ils rejetèrent ses lois, l’alliance qu’il avait faite avec leurs pères, et les avertissements qu’il leur avait adressés. Ils allèrent après des choses de néant et ne furent eux-mêmes que néant, et après les nations qui les entouraient et que l’Éternel leur avait défendu d’imiter. »
2 Chroniques 36 :14-16 : « Tous les chefs des sacrificateurs et le peuple multiplièrent aussi les transgressions, selon toutes les abominations des nations ; et ils profanèrent la maison de l’Éternel, qu’il avait sanctifiée à Jérusalem. L’Éternel, le Dieu de leurs pères, donna de bonne heure à ses envoyés la mission de les avertir, car il voulait épargner son peuple et sa propre demeure. Mais ils se moquèrent des envoyés de Dieu, ils méprisèrent ses paroles, et ils se raillèrent de ses prophètes, jusqu’à ce que la colère de l’Éternel contre son peuple devînt sans remède. »
Dans le cadre de la prédication de Jésus et de la naissance du christianisme, Daniel Marguerat trouve l’écho dans la source Q de Matthieu et de Luc :
« 13.34 Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 13.35 Voici, votre maison vous sera laissée ; mais, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Segond 1910)
Mais aussi dans Mc 12:1-9 (parabole des mauvais vignerons) ; Mt 5:11-12 (« 11Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. 12Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. » / Segond 1910), Mt 23:29-39 (29Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les sépulcres des justes, 30et que vous dites : Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. 31Vous témoignez ainsi contre vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. 32Comblez donc la mesure de vos pères. 33Serpents, race de vipères ! comment échapperez-vous au châtiment de la géhenne ? 34C’est pourquoi, voici, je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous battrez de verges les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville, 35afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel. 36Je vous le dis en vérité, tout cela retombera sur cette génération. 37Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 38Voici, votre maison vous sera laissée déserte ; 39car, je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » / Segond 1910) ; Lc 6:22-23 (« 22Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsqu’on vous chassera, vous outragera, et qu’on rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme ! 23Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez d’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans le ciel ; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. » / Segond 1910), 11:47-51 (47Malheur à vous ! parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes, que vos pères ont tués. 48Vous rendez donc témoignage aux œuvres de vos pères, et vous les approuvez ; car eux, ils ont tué les prophètes, et vous, vous bâtissez leurs tombeaux. 49C’est pourquoi la sagesse de Dieu a dit : Je leur enverrai des prophètes et des apôtres ; ils tueront les uns et persécuteront les autres, 50afin qu’il soit demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été répandu depuis la création du monde, 51depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie, tué entre l’autel et le temple ; oui, je vous le dis, il en sera demandé compte à cette génération. » / Segond 1910), 13:31-35 (33Mais il faut que je marche aujourd’hui, demain, et le jour suivant ; car il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem. 34Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! 35Voici, votre maison vous sera laissée ; mais, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » / / Segond 1910) ; Ac 7:52 (51Hommes au cou raide, incirconcis de cœur et d’oreilles ! vous vous opposez toujours au Saint Esprit. Ce que vos pères ont été, vous l’êtes aussi. 52Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas persécuté ? Ils ont tué ceux qui annonçaient d’avance la venue du Juste, que vous avez livré maintenant, et dont vous avez été les meurtriers, 53vous qui avez reçu la loi d’après des commandements d’anges, et qui ne l’avez point gardée !... » / Segond 1910) ; 1Th 2:15-16 (« 15Ce sont eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ce sont eux qui nous ont persécutés ; ils ne plaisent pas à Dieu et ils sont hostiles à tous les humains ; 16ils nous empêchent de parler aux non-Juifs pour qu’ils soient sauvés, et ils ne cessent ainsi de mettre le comble à leurs péchés. Mais la colère a fini par les atteindre… » / NBS)
Daniel Marguerat souligne enfin que, dans la parabole des mauvais vignerons, « Jésus, sans s’auto-désigner comme prophète, s’inscrit par cette lamentation prophétique dans la lignée des prophètes rejetés » et qu’« il assimile son destin à celui des envoyés divins refusés par un Israël endurci ».
***
Toutes ces violences, ces horreurs, ces massacres de notre parabole des mauvais vignerons, pour la captation d’un héritage ?
37Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront mon fils ! » 38Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. » 39Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.

Mais de quel « héritage » s’agit-il ?
« Héritage », dans le monde de la Bible, c’est bien plus largement que dans son sens actuel, un patrimoine, une richesse, une propriété quelconque (Proverbes 20:21).
Et « vigne » signifie, dans le même contexte de la Palestine d’il y a vingt siècles et plus, « jardin » ou même « terre cultivée ». D’ailleurs, les « vignerons » de notre parabole étaient plutôt des « cultivateurs » si l’on traduit littéralement le grec γεωργοὶ (georgoí) de notre texte.
Or la terre, comme le ciel, n’est propriété que de Dieu, et l’homme n’en est que le cultivateur : toute la Bible ne cesse de nous le crier sur tous les tons :
·        « L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » (Genèse 2:15) Pas pour le « posséder »…
·       « Moïse lui dit : Quand je sortirai de la ville, je lèverai mes mains vers l’Éternel, les tonnerres cesseront et il n’y aura plus de grêle, afin que tu saches que la terre est à l’Éternel. » (Éxode 9:29)
·       « Voici, à l’Éternel, ton Dieu, appartiennent les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qu’elle renferme. » (Deutéronome 10:14)
·       « C’est au SEIGNEUR qu’appartient la terre, avec tout ce qui s’y trouve, le monde avec tous ceux qui l’habitent. » (Psaumes 24:1)
·       « C’est à toi qu’appartiennent les cieux et la terre, c’est toi qui as fondé le monde et ce qu’il renferme. » (Psaumes 89:11)
Paul, le contemporain de Jésus, en a d’ailleurs gardé la leçon intégrale et la donne à nouveau, de façon lapidaire, dans sa première lettre aux Corinthiens : « Car la terre est au Seigneur, et tout ce qu’elle renferme. » (1 Corinthiens 10:26)
Méditons, donc, ici et maintenant, la parabole sanglante de Matthieu !
Aujourd’hui, en nos temps de « montée aux extrêmes » par « rivalité mimétique » (René Girard), la leçon peut être portée jusqu’à son incandescence : « la propriété, c’est le vol », certes, mais c’est aussi l’enchaînement des violences et l’inflation des assassinats.
En 1840, dans Qu’est-ce que la propriété ? Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, Proudhon tentait de prouver que « la propriété est impossible » parce que, je cite, « de rien, elle exige quelque chose », « parce qu’elle est homicide »[3], « parce qu’avec elle, la société se dévore » et « parce qu’elle est mère de tyrannie ».
***
L’envoi, par Dieu le Père, de son Fils et l’assassinat de celui-ci par les « vignerons » révèle notre propre penchant à l’héritage, à la propriété. Là est le principal péché[4].
Ainsi, en captant l’héritage du Seigneur, son Royaume et son Règne, la Création tout entière, « l’homme cherche à détrôner Dieu » et même à le tuer.
Il est toujours jugé pour ce crime.
40Lorsque le maître de la vigne viendra, comment traitera-t-il donc ces vignerons ?
41Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître misérablement, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui donneront les fruits en leur temps.

Helmutt Gollwitzer (1908-1993)[5], pasteur et résistant allemand, écrivait que la parabole de ce soir « révèle » l’« intention (de l’homme) de supprimer Dieu, pour atteindre ce qu’il croit être la vraie vie, en usurpant l’héritage de Dieu, dont il cherche à prendre la place ».
Il ne désespérait pas, pour autant, du Salut : « Cachée derrière l’inexorable jugement, se dessine cette nouvelle et imprévisible possibilité de Dieu : une dernière invitation résultera de la mort du Fils Bien-Aimé en faveur de ses meurtriers. De ce trop tard surgira un encore de la patience divine. Dieu ne restera pas sans un Israël, sans un peuple à lui ; car la vigne sera donnée à d’autres. A l’horizon lointain, on entrevoit le jour où tout Israël sera sauvé. »
43C’est pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation qui en produira les fruits.
Que cette bonne nouvelle illumine nos jours et nos nuits !
Amen !


[1] Odil Hannes Steck, Israel und das gewaltsame Geschick der Propheten. Untersuchungen zu Überlieferung des deuteronomistischen Geschichtsbildes im Alten Testament, Spätjudentum und Urchristentum (WMANT 23), Neukirchen, Neukrchener Verlag, 1967 (Diss. Heidelberg 1965).
[2] Daniel Marguerat, Jésus et Matthieu. A la recherche du Jésus de l’histoire, Bayard / Labor et Fides, 2016, p. 53.
[3] Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, Le Livre de Poche, collection « Classiques de la philosophie », 2009, p. 320 : « En somme, la propriété, après avoir dépouillé le travailleur par l’usure, l’assassine lentement par l’exténuation ; or, sans la spoliation et l’assassinat, la propriété n’est rien ; avec la spoliation et l’assassinat, elle périt bientôt faute de soutien : donc elle est impossible. »
[4] La racine hébraïque de péché (peccatum + peccare) est hatta’t, traduit par les Juifs grecs d’Alexandrie par hamartia, soit « égarement », « erreur », « détournement », « éloignement de Dieu »…
[5] Cité par Daniel Bourguet, dans L’Évangile médité par les Pères : Matthieu, Olivétan, 2006.

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