Prédication du 6 mai 2018,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Antoine Peillon SDG
Sur Jean 15,9-17
Jan Brueghel l'Ancien
(1568–1625), "Le sermon sur la montagne"
Jean 15, 9-17
(NBS)
9 Comme le Père m’a aimé (ἠγάπησέν /
égapésen), moi aussi, je vous ai aimés
(ἠγάπησα⸃ / égapésa). Demeurez dans mon amour (ἀγάπῃ / agapé).
10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour (ἀγάπῃ / agapé), comme moi j’ai
gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour (ἀγάπῃ / agapé).
11 Je vous ai parlé ainsi pour que ma joie
(χαρὰ / chara) soit en
vous (ἐν ὑμῖν / èn umin) et que votre joie (χαρὰ / chara) soit complète (πληρωθῇ / plérothé).
12 Voici mon commandement : que vous vous aimiez (ἀγαπᾶτε / agapaté)
les uns les autres comme je vous ai aimés
(ἠγάπησα / égapésa).
13 Personne n’a de plus grand amour
(ἀγάπην / agapèn) que celui qui se
défait de sa vie (ψυχὴν / psuchèn) pour ses amis (φίλων / philon).
14 Vous, vous êtes mes amis (φίλοι / philoï) si vous faites ce que,
moi, je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que
fait son maître. Je vous ai appelés amis
(φίλους / philous), parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai
entendu de mon Père.
16 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et
institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit (καρπός / karpos)
et que votre fruit (καρπός / karpos) demeure ; afin que le
Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom.
17 Ce que je vous commande, c’est que vous vous aimiez (ἀγαπᾶτε / agapaté) les uns les autres.
Bien sûr, il peut nous sembler qu’il n’y a pas grand mystère dans ce discours de Jésus sur l’amour mutuel comme commandement ultime de son Testament.
Il suffit de compter que le verbe
« aimer » (ἀγαπάω / agapao)
ou le nom « amour » (ἀγάπη / agapé) reviennent à neuf reprises dans ces neuf versets de l’évangile de ce jour.
Et d’en conclure que l’amour du prochain
est l’alpha et l’oméga de l’éthique chrétienne.
Et alors, tout est finalement si simple !...
Bien sûr, nous pouvons aussi relever que cet amour / agapé et cette façon d’aimer / agapao
sont tout de même très spécifiques de
Jean, puisqu’il fait usage de ces termes 44 fois, tandis que les trois évangiles
synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, ne les utilisent que 28 fois, au total.
Nous pouvons encore nous assurer que nous sommes dans une bonne lecture de
l’évangile, une exégèse sûre et certaine,
en faisant référence à cet autre texte
du jour, la première épitre de Jean[1],
dans les versets 7 à 10 de son chapitre 4. Souvenez-vous : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les
autres ; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et
connaît Dieu. Celui qui n’aime pas
n’a jamais connu Dieu, car Dieu est amour.
C’est en ceci que l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le
monde pour que nous vivions par lui. Et
cet amour, ce n’est pas que, nous, nous ayons aimé Dieu, mais que lui nous a
aimés et qu’il a envoyé son Fils comme l’expiation pour nos péchés. »
Dans cette perspective traditionnelle, les pères de l’Eglise, comme toujours, nous sont d’un grand secours,
afin de ne pas nous égarer dans une interprétation trop libre, trop
aventureuse, des versets de Jean.
Ainsi, Augustin, bien sûr,
premier parmi les premiers, qui nous enseigne bien que l’amour est une cascade dont la source n’est autre que Dieu lui-même,
articulant, au passage, grâce et œuvres.
Je le cite : « ’’Comme mon Père
m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés’’ (Jean 15:9, premier verset de notre
péricope). Voilà pour nous le principe de
toutes les bonnes œuvres, et d’où pourraient-elles venir, si ce n’est de la foi
qui opère par la charité ? Et comment aurions-nous pu l’aimer, s’il ne
nous aimait le premier ? Quant à ces paroles : ’’Comme mon Père m’a
aimé, moi aussi je vous aime’’, elles n’emportent pas l’égalité de nature entre
nous et Jésus-Christ, comme elle existe entre son Père et lui, elles signifient
simplement la grâce du médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme.
C’est cette médiation qu’il veut exprimer, lorsqu’il dit : ’’Comme mon Père
m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés’’, car le Père nous aime aussi, mais en
Jésus-Christ. »
C’est dense, je vous l’accorde.
Mais c’est simple, finalement, si simple !
Résumons :
·
Premièrement, Dieu aime Jésus-Christ, mais par nature, dans une complète égalité
entre eux, puisqu’ils sont Père et Fils au sens divin des termes.
·
Deuxièmement, Dieu nous aime aussi, mais c’est par grâce, par don, par charité.
·
Troisièmement, c’est par l’intermédiaire de l’amour de Jésus-Christ pour nous que Dieu
nous a fait don de son amour.
A partir de là, l’amour du prochain
a trouvé sa source divine. Je cite la conclusion d’Augustin : « C’est par la seule et même vertu de
charité que nous aimons Dieu et notre prochain, avec cette unique différence
que nous aimons Dieu pour Dieu, et que
nous aimons le prochain et nous-mêmes pour Dieu. (…) Celui qui aime
Dieu est disposé à faire ce que Dieu lui
commande ; il doit donc aimer
son prochain pour obéir au commandement que Dieu lui en fait. »
Voici une conception certes transcendante
de l’amour, mais un brin disciplinaire
aussi…
Comme nous sommes loin de l’amour
spontané entre les hommes, qu’il soit du type philia / affectueuse
amitié, ou du type éros / désir / amour passionnel…
« Agapé » : l’amour fraternel, mutuel, spirituel… C’est d’agapé
que Jésus-Christ nous parle, selon Jean ! Et selon Augustin. Et selon
toute la tradition…
« Tout amour qui
porte, à juste titre, le nom d’agapè est une émanation de l’amour divin. Son
origine est en Dieu », insiste le pasteur suédois Anders Nygren, dès
la première partie de son grand livre Eros
et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations (2
volumes : 1930,1936 ; cf.
la bibliographie sommaire, en annexe).
Qu’on se le
dise !
***
Alors, tout est dit ?
Il serait temps de finir ici notre lecture ?
Il ne me reste plus
qu’à dire « Amen ! » ?
(Silence pesant…)
Ah, mais non ! Nous n’aurions alors fait que ressasser des vieilleries, des leçons déjà entendues, de la bonne
prédication à la papa (je ne parle
pas ainsi de Dieu le Père…).
Nous aurions papoté (je ne vise
aucun pape) sur l’agapé comme amour
fraternel, mutuel, universel, altruiste, spirituel…
Or, l’Evangile, la parole de Jésus,
surtout portée par Jean, est de l’ordre de l’inouï, du jamais entendu encore, de la ressource toujours jaillissante, de ce qui advient nouvellement, de ce qui fait événement…
C’est ce que nous demandons, d’ailleurs, dans la prière d’illumination dite
tout à l’heure : « Seigneur,
nous te cherchons dans la méditation de cette écriture ancienne ;
rends-nous attentifs à l’écoute de la radicale nouveauté de ta Parole. »
« Inouï », « ressources jaillissante »,
« advenir », « événement »… : c’est ce dont me parlait
aussi, le 3 avril dernier, François
Jullien.
François Jullien, vous le connaissez ?
Vous allez voir, c’est quelqu’un d’assez providentiel, en l’occurrence.
Car c’est rue Tournefort, en face de
la Maison fraternelle, dans la mansarde qui lui fait office de bureau, que
j’ai rencontré ce philosophe extraordinaire,
sinologue de réputation mondiale, helléniste aussi.
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure (ENS), agrégé de philosophie (en
1974), docteur d’Etat en études extrême-orientales (en 1983), professeur des
universités, François Jullien a reçu, en 2010, le prix Hannah Arendt pour la
pensée politique et, en 2011, le grand prix de philosophie de l’Académie
française pour l’ensemble de son œuvre, une trentaine de ses quelque quarante
essais ayant été traduits en allemand, italien, espagnol, anglais, chinois et
vietnamien…
Impressionnant CV ! N’est-ce pas ?
Mais, surtout, il y a ce nouveau
livre - un livret plutôt – que François Jullien vient de publier sous le
joli titre de Ressources du christianisme (L’Herne, mars 2018) ! C’est
une bonne nouvelle comme on n’en reçoit rarement, dans le monde des idées. Je
pourrais vous parler ainsi de l’évangile selon Jullien…
Il s’agit, en réalité, d’une lecture
inédite de l’évangile de Jean, au plus près de sa lettre grecque
originelle, d’une écoute de ce qu’il y a d’inouï
dans les paroles de Jésus-Christ.
Rue Tournefort ; évangile de Jean : double signe de la
Providence ! Ne passons pas à côté des signes (de semeion :
signe, miracle, prodige…) sans y penser, surtout quand ils ont deux ailes,
comme François Jullien : J-U-L-L-I-E-N…
Il devient, dès lors, très difficile de traduire l’agapé de Jean
par « charité », ou même
par « amour », sans plus
de précisions.
Nous l’avons vu, notamment avec Augustin, les lectures et traductions
traditionnelles d’agapé nous font
trop tomber dans la logique
moralisatrice des œuvres, même si c’est par la grâce de Dieu.
***
Or, en écoutant Jullien, on entend qu’agapé signifie, dans le
christianisme, quand celui-ci est toujours ressources,
l’amour en tant qu’il est expansif,
c’est-à-dire au sens de la vie expansive
que signifie zôé, le terme choisi
par Jean pour signifier la vie
éternellement vivante, la vie du vivre
et non point du vital, comme le
signifie psuché, au verset 13 de notre texte de ce jour, par exemple…[2]
Or, l’amour expansif, ainsi compris, est l’amour du « Je vis à travers toi », tel qu’il se répand
sans limite de l’un à l’autre, de l’un
dans l’autre. Jésus dit doublement : « Croyez-moi : moi, je suis dans le Père, et le Père est en
moi. » (Jean 14:11) et « Demeurez
en moi, comme moi en vous. » (Jean 15:4).
Agapé, c’est de l’amour rentre-dedans, si j’ose dire, qui ne peut être seulement de l’entre-soi, du communautaire, ni même
de l’entre toi et moi, du conjugal…
Il a le goût du pain et du vin, au moment de la sainte Cène.
Cet amour est ressource,
effectivement, parce qu’il fait advenir
un absolu, un infini, un sujet et non pas un objet, une finalité et non pas une finitude.
« Jésus, ayant aimé
les siens, ceux qui sont dans le monde, les aima jusqu’à la fin », nous dit Jean,
encore, au premier verset du chapitre 13 de son évangile. « Jusqu’à la fin » (eis télos) ! Car cette
fin, télos, ne dit pas seulement le
terme, mais aussi l’accomplissement, l’achèvement, le comblement ou le plein
développement.
Si l’on aime de cet amour expansif,
si l’on aime d’agapé, on aime « jusqu’à
la fin ». Jusqu’à la fin qui n’est pas la mort, mais, au contraire, la vie (zôé)
que l’on a en soi, en plénitude,
comme la joie que la parole de
Jésus-Christ fait entrer en nous, au-dedans
de nous : « Je vous ai
parlé ainsi pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit
complète… » (verset 11)
Jean n’a pas un discours abstrait, mais un discours spirituel. Dans le texte grec de son évangile, il ne faut
pas comprendre « vivant »
comme symbolique, mais comme ce qui ne meurt pas, ce qui fait vivre, comme l’eau que Jésus donne, par ses paroles, à la
Samaritaine (Jean 4:13-15) : « Jésus
lui répondit : (…) celui qui boira de l’eau que, moi, je lui donnerai,
celui-là n’aura jamais soif : l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira pour la vie
éternelle. La femme lui dit : Seigneur, donne-moi cette eau-là, pour
que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. »
Au-delà de l’amour / agapé, Jean nous aide à penser ce qui est le plus
difficile à penser, à savoir la vie, car vivre résiste toujours à la
pensée. Grâce à lui, nous comprenons ainsi ce qu’est la « vie éternelle », cette vie effectivement vivante,
surabondante, qui ne peut pas mourir, en tant qu’elle est source de vie.
Nous accédons ainsi, grâce aux paroles du Christ, à la vie en tant que source de vie, vie « effectivement vivante », ou
« vie surabondante ». On passe ainsi du sens premier de nos vies au sens spirituel de la Vie.
Amen !
Bibliographie
sommaire
·
Anders Nygren, Eros
et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, 3
volumes, Aubier, 1944 ; Cerf, 2009.
·
Günther Bornkamm, Qui
est Jésus de Nazareth ?, Seuil, 1973, pp. 127 à 135.
·
Henri Guillemin, L’Affaire
Jésus, Seuil, 1982, en collection Points Essais, 1984.
·
Charles Perrot, Jésus
et l’histoire, Desclée, édition nouvelle, 1995.
·
Gerd Theissen, L’Ombre
du Galiléen, Cerf, 1998.
·
Charles Perrot, Jésus,
PUF, coll. Que sais-je ?, 1998 ; sixième édition mise à jour, 2014.
·
Henry Mottu, Le
Geste prophétique. Pour une pratique protestante des sacrements, Labor et
Fides, 1998.
·
Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament. Son histoire, son écriture, sa
théologie, Labor et Fides, 2000 ; nouvelle édition, 2008.
·
Simon Claude Mimouni et Pierre Maraval, Le Christianisme, des origines à Constantin,
PUF, Nouvelle Clio, 2006.
·
Pierre Prigent, Jésus.
La foi au risque de l’histoire, Olivétan, 2010.
·
Jean Zumstein, L’Evangile
selon saint Jean, 2 vol., Labor et Fides, 2007 et 2014.
·
Marie-Françoise Baslez, Jésus. Dictionnaire historique des évangiles, Omnibus, 2017.
·
Emmanuel Durand, Jésus
contemporain. Christologie brève et actuelle, Cerf, 2018.
·
François Jullien, Ressources
du christianisme, L’Herne, 2008.
[1]
Rédigée, sans doute, par un collectif de l’école johannique, plutôt que par une
personne particulière, notamment Jean le Zébédaïde, ou Jean le Presbytre, ou
encore « l’Ancien ». Le lieu de rédaction est vraisemblablement en
Asie Mineure, du côté d’Ephèse. Cf.
Jean Zumstein, « Les épîtres johanniques », dans Daniel Marguerat
(dir.), Introduction au Nouveau Testament,
Labor et Fides, 2008, 4e éd. (1ère éd. 2001), pp. 404 et
405.
[2]
Lire Ressources du christianisme, pp.
53 à 70.
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