Prédication du 30 avril 2017,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Antoine Peillon SDG
Sur Luc 24,13-35
Dirck von Santvoort, "Le Christ se révélant aux pelerins d'Emmaüs",1633
L’apparition aux disciples d’Emmaüs (TOB)
13 Et voici que, ce même
jour, deux d’entre eux se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à deux heures
de marche de Jérusalem.
14 Ils parlaient entre
eux de tous ces événements.
15 Or, comme ils
parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route
avec eux ;
17 Il leur dit :
« Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? » Alors
ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
18 L’un d’eux, nommé
Cléopas, lui répondit : « Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem
qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci ! » –
19 « Quoi
donc ? » leur dit-il. Ils lui répondirent : « Ce qui
concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole
devant Dieu et devant tout le peuple :
20 comment nos grands
prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont
crucifié ;
21 et nous, nous
espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout
cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.
22 Toutefois, quelques
femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés : s’étant rendues de grand
matin au tombeau
23 et n’ayant pas trouvé
son corps, elles sont venues dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le
déclarent vivant.
24 Quelques-uns de nos
compagnons sont allés au tombeau, et ce qu’ils ont trouvé était conforme à ce
que les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu. »
25 Et lui leur dit :
« Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré
les prophètes !
27 Et, commençant par
Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce
qui le concernait.
29 Ils le pressèrent en
disant : « Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est
avancée. » Et il entra pour rester avec eux.
30 Or, quand il se fut
mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le
leur donna.
32 Et ils se dirent l’un
à l’autre : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous
parlait en chemin et nous ouvrait les Ecritures ? »
33 A l’instant même, ils
partirent et retournèrent à Jérusalem ; ils trouvèrent réunis les Onze et
leurs compagnons,
35 Et eux racontèrent ce
qui s’était passé sur la route et comment ils l’avaient reconnu à la fraction
du pain.
Comme ils sont
mystérieux, ces versets de Luc. Comme un tableau en clair-obscur, comme une
promenade dans la campagne, entre chien et loup. Car, en ce lendemain de la
crucifixion de Jésus, voici deux disciples éplorés qui ont quitté la Jérusalem
d’une Pâque souillée par « tout ce qui s’était passé », dit
pudiquement l’évangile de Luc, et qui marchent vers un village, alors que le
soir vient.
Voici deux
compagnons bien attristés : un certain Cléopas, ou Cléophas (du grec
Kleopâtros, qui signifie « au père glorieux »), inconnu dans le
restant de la Bible, mais qui est peut-être un oncle de Jésus, un frère de
Joseph, selon Eusèbe de Césarée (265-339), et aussi un ou une anonyme. Deux
disciples de base, dirons-nous. Antoine, votre serviteur, et Claire G., par exemple
et au hasard…
Mais voici que
Jésus s’approche d’eux, presque comme une ombre de plus sur le chemin du soir,
comme un fantôme. Il emboîte leur pas, sans crier gare, et fait maintenant
« route avec eux », comme si de rien n’était. D’ailleurs, les deux
marcheurs lui prêtent-ils seulement attention, tellement ils sont occupés à
discuter des évènements de ces dernières heures, à bavarder sur l’actualité,
les news… ? En tout cas, leurs esprits étant encore totalement pris par
l’émotion de l’horrible fait divers, leurs
yeux ne reconnaissent pas Jésus dont ils se disent être pourtant des disciples.
Leurs yeux en sont même « empêchés ». Mais par quelle puissance, par
quel sortilège ?
Saint Augustin
commente ainsi ce passage : « Ils marchaient, morts, avec un
vivant ; ils marchaient, morts, avec la vie. Avec eux marchait la vie.
Mais en leur cœur, nulle vie n’était renée. » (Sermon 235).
Pourquoi un tel
aveuglement ? Une telle mort du cœur ?
***
Il me semble –
nous n’y faisons pas assez attention, habituellement – que le simple nom de ce
village vers lequel ils se dirigent nous donne une première et forte
indication. Emmaüs ! Les archéologues se disputent, depuis longtemps, pour
le situer sur la carte de la Judée, évaluant diversement les « soixante
stades » qui le séparent de Jérusalem… Mais la Bible, en une seule autre
occurrence, nous révèle ce que fut Emmaüs, en vérité. Car le troisième chapitre
du premier livre des Maccabées nous raconte comment, lors d’une bataille qui
s’y déroula en septembre 165 av. J.-C., la faible troupe de 3000 résistants
juifs, conduite par Judas, mis en déroute la puissante armée syrienne du roi
Lysias, forte de quarante mille hommes et de sept mille cavaliers.
Ecoutons :
« Judas et ses frères virent que le malheur s’aggravait, et que des armées
(étrangères) campaient sur leur territoire. Ils apprirent aussi la décision du
roi ordonnant de livrer le peuple à une destruction radicale. Ils se dirent les
uns aux autres : Relevons notre peuple de
sa ruine et combattons pour lui et pour notre saint lieu. (…) Les gens de
Judas sonnèrent de la trompette et engagèrent le combat. Les nations furent
écrasées et elles s’enfuirent vers la plaine… »
N’est-ce pas là
une préfiguration du rêve des Juifs du temps de Jésus, des Zélotes
principalement : délivrer Jérusalem de l’infâme domination romaine ?
N’était-ce pas là, par référence symbolique, le fantasme militaire des deux
« disciples », enfants de Judas, qui marchent de Jérusalem l’occupée
à Emmaüs la libérée ? N’était-ce pas cela, l’objectif de leur messianisme
politique, la cause que Jésus vaincu, Jésus condamné, Jésus crucifié avait en
quelque sorte trahie ?
***
« Mais de
quoi parlez-vous, leur demande justement Jésus, au point que vous ne me
reconnaissez même pas quand je marche à vos côtés ? » « Mais nous
parlons bien sûr de Jésus de Nazareth », répondent-ils, soulignant
comiquement leur aveuglement. « Oui, tu sais, ce prophète puissant…, dont nous
espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël… », expliquent-ils,
constatant que puissance, il n’y avait
pas, en réalité, et qu’Israël n’est finalement pas délivrée.
Et voici leur
litanie : « C’est ça dont nous parlons, comme tout le monde
d’ailleurs, car tu sembles être le seul qui ne
sache pas ce qui s’est produit ces jours-ci. Tu ne lis donc pas les journaux,
tu n’écoutes pas la radio, tu ne regardes pas la télé ? Tu ne passes donc
pas ton temps, comme nous, sur Twitter ou sur Facebook, pour ne rien perdre des
news, pour ne pas louper l’occasion
de faire tes commentaires – tes posts
– vengeurs contre nos principaux
sacrificateurs et nos chefs qui ont livré notre leader au tyran… ? »
***
Ils nagent -
plutôt qu’ils ne marchent - en plein zélotisme, nos braves disciples
d’Emmaüs ! En plein messianisme théologico-politique.
Comme tant de
disciples de Jésus, jusqu’à sa crucifixion. En témoigne très certainement,
juste avant notre péricope de ce dimanche, Luc 22 : « 49Ceux qui
étaient avec Jésus, voyant ce qui allait arriver, dirent : Seigneur, frapperons-nous de l'épée ? 50Et
l'un d'eux frappa le serviteur du souverain sacrificateur et lui emporta
l'oreille droite. 51Mais Jésus prit la parole et dit : Tenez-vous-en là ! Puis il toucha l'oreille de cet homme et le
guérit. »
Jésus lui-même
fut accusé de zélotisme et finalement condamné pour conspiration révolutionnaire,
projet de coup d’Etat, messianisme politique. En témoigne toujours Luc, aux
chapitres 22 et 23 qui racontent le procès du Messie :
Premier procès de Jésus : Luc 22, 66Quand il fit jour, le
collège des anciens du peuple, les principaux
sacrificateurs et les scribes
s'assemblèrent et firent amener Jésus devant leur sanhédrin. 67Ils dirent : Si tu es le Christ (Messie),
dis-le-nous.
Deuxième procès (Pilate) : Luc 23, 1Ils se levèrent tous
ensemble, et conduisirent Jésus devant Pilate.
2Ils se mirent à l'accuser, en disant : Nous avons trouvé celui-ci qui incitait notre nation à la révolte,
empêchait de payer l'impôt à César, et se disait lui-même Christ, roi.
3Pilate l'interrogea en ces termes : Es-tu
le roi des Juifs ?
Mais, à ses
accusateurs, Jésus a invariablement répondu qu’il est le « Fils de
l’homme », bien plus que le « Messie ».
Reprenons Luc
22 : 67Ils dirent : Si tu es le
Christ (Messie), dis-le-nous.
Jésus leur répondit : Si je vous le dis, vous ne le croirez point, 68et si je
vous interroge, vous ne répondrez point. 69Désormais, le Fils de l'homme sera assis à la droite de la Puissance de Dieu.
Et écoutons
encore Jésus, lors de son dialogue avec Pilate, tel que rapporté précisément
par Jean 18 : 33Pilate rentra dans le prétoire, appela Jésus et lui dit : Es-tu le roi des Juifs ? (…) 36Jésus répondit : Mon royaume n'est pas de
ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu
pour moi, afin que je ne sois pas livré aux Juifs ; mais maintenant, mon royaume n'est pas d'ici-bas.
37Pilate lui dit : Tu es donc roi ?
Jésus répondit : Tu le dis : je suis roi. Voici
pourquoi je suis né et voici pourquoi je suis venu dans le monde : pour rendre
témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix.
Au fait, Zélotes,
ou zélés, vient de קנאים / Qiniim, en hébreu, qui vient lui-même de qina : jaloux, exclusif, sur la
racine QYN, Caïn…
***
Qu’on se le
dise : Son royaume n’est pas de ce
monde !
Le royaume, notre
royaume, à nous disciples de Jésus-Christ, n’est pas de ce monde. Pour peu que
nous ne soyons ni Zélotes, ni Pharisiens ; pour peu que nous n’attendions
pas un Messie providentiel qui délivrera par miracle notre Jérusalem du joug,
ou de la menace, du tyran ; pour peu que nous cessions d’être de ces
« hommes sans intelligence et dont le cœur est lent à croire »…, nous
entendrons enfin ce que le Fils de l’homme disait, selon Luc 17 : Le royaume de Dieu ne vient pas de telle
sorte qu'on puisse l'observer. On ne
dira pas : Voyez, il est ici, ou : Il est là. Car voyez, le royaume de Dieu est au-dedans de (et/ou parmi) vous. Et il dit aux
disciples : Des jours viendront où vous
désirerez voir l'un des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez pas.
On vous dira : Il est ici, il est là. N'y allez pas et n'y courez pas. En
effet, comme l'éclair resplendit et
brille d'une extrémité du ciel à l'autre, ainsi sera le Fils de l'homme en son
jour.
***
Le royaume, notre
royaume, à nous disciples de Jésus-Christ, n’est pas de ce monde. Pour peu que
nous ne soyons ni Zélotes, ni Pharisiens, pour peu que nous écoutions la
Parole, « en commençant par Moïse
et par tous les prophètes »,
comme les disciples d’Emmaüs écoutèrent finalement, heureusement, Jésus qui
marchait à leur côté, nous entendrons enfin ce que le Fils de l’homme disait.
Invoquant Moïse, c’est bien, en ce lendemain de Pâque, de la
sortie d’Egypte qu’il nous parle, d’une libération universelle qui est bien
plus essentielle que celle de Jérusalem soumise aux Romains, que celle d’Emmaüs
cerné par les Syriens. Mais Jésus-Christ nous avertit aussi que si nous adorons
à nouveau les idoles, le Veau d’or (Exode
32, 1-19, et Deutéronome 9, 17), Moïse
brisera encore et toujours les tables de la Loi, et que la Justice ne sera
alors plus de ce monde…
Invoquant les prophètes, Jésus prononce en vérité son jugement sur
les rois, les grands prêtres et leurs serviteurs zélés, sur le pouvoir, la
domination et la corruption qui sont « de ce monde ».
Ecoutons Jérémie
5, par exemple : 21Ecoute ceci, peuple insensé et sans cœur ! Ils ont des yeux et ne voient pas, ils ont
des oreilles et n'entendent pas. (…) 26Car il se trouve parmi mon peuple
des méchants ; ils épient comme celui qui pose des pièges, ils tendent un filet
et prennent des hommes. 27Comme une cage est remplie d'oiseaux, leurs maisons sont remplies de fraude ;
c'est ainsi qu'ils deviennent puissants et riches. 28Ils sont devenus gras, resplendissants, ils dépassent toute mesure dans
le mal, ils ne défendent pas la cause, la cause de l'orphelin, et ils
prospèrent ; ils ne font pas droit aux pauvres. (…) Et mon peuple aime qu'il en soit ainsi ! Mais que ferez-vous pour l'avenir du pays ?
Ou bien les
chapitres III et VII du livre du prophète Michée, sans doute écrit entre 740 et
687 av. J.-C., à l’époque-même des prophéties d’Isaïe sur la venue du Messie :
« Ecoutez donc ceci, chef de la maison de Jacob, magistrats de la maison d’Israël, qui avez le droit en horreur et
rendez tortueuse toute droiture, en bâtissant Sion dans le sang et
Jérusalem dans le crime. […] C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera
labourée comme un champ, Jérusalem
deviendra un monceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur
broussailleuse. »
***
Ouf ! Nous
voici bien avertis. Libérés, même. Et la leçon biblique de Jésus, en commençant
par Moïse et les prophètes, semble avoir aussi produit un effet libérateur sur
les disciples d’Emmaüs.
La nuit vient.
Nous sommes désormais entre loup et chien. Emmaüs est en vue. Et il n’est
désormais plus question de ce qui s’est
produit ces jours-ci, des journaux, de la radio ou de la télé ? Ni des
news et des posts vengeurs sur Twitter et Facebook…
« Lorsqu'ils
furent près du village où ils
allaient, il parut vouloir aller plus loin. Mais ils le pressèrent, en disant :
Reste avec nous, car le soir approche,
le jour est déjà sur son déclin. »
***
Il n’est plus
question d’actualité. Il n’est plus
question que d’hospitalité !
C’est un
retournement, une métanie (μετάνοια / metanoia), une conversion en vérité.
Le mot grec pour
« hospitalité », c’est « philanthropia » qui exprime l’amour des êtres humains.
Souvenons-nous
que Jésus n’avait pas de demeure : Luc 9, 58 : « Les renards ont
des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l'homme n'a
pas où reposer sa tête. » Mais qu’il était souvent un invité. Par Marthe
et Marie, par exemple (Luc 10, 38), et même par « l’un des chefs des
Pharisiens » (Luc 14)…
Souvenons-nous
surtout du Jugement, tel que révélé en Matthieu 25 : 35Car j'ai eu faim et
vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger et vous m'avez recueilli.
(…) 37Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir
faim, et t'avons-nous donné à manger ; ou avoir soif, et t'avons-nous donné à
boire ? 38Quand t'avons-nous vu
étranger ? 40Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela à
l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait.
***
Augustin
d’Hippone, commentant nos versets de ce dimanche (Sermon 235), nous interpelle
ainsi, à travers les siècles : « Et toi, si tu veux la vie, fais ce
qu’ils (les disciples d’Emmaüs) ont fait, et tu reconnaîtras le Seigneur :
ils ont reçu l’étranger. Le Seigneur était un voyageur qui va au loin, mais ils
ont su le retenir. (…) Retiens l’étranger, si tu veux reconnaître le Sauveur.
Ce que le doute avait fait perdre, l’hospitalité l’a rendu. Alors, le Seigneur
a manifesté sa présence au partage du pain. »
Et les rois de ce
monde, le chef des Pharisiens ou la cheftaine des Zélotes, que disent-ils de
l’étranger, comment le reçoivent-ils déjà, comment le recevront-ils
demain ?
Nous, ne doutons
plus. Soyons les hospitaliers d’aujourd’hui et de demain. Partageons le pain
que nous a donné Jésus-Christ au nom de notre seul Seigneur !
Elle est là, la
bonne nouvelle ! Il est là, le royaume. Sur la terre comme au ciel. Dans
le monde et non pas de ce monde.
Amen !
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