Le philosophe italien, exégète des épîtres de Paul et des Pères de l’Église, a-t-il élucidé la raison véritable de la renonciation de Benoît XVI, en 2013 ? Il en fait, en tout cas, une lecture eschatologique qui interpelle, au-delà de l’histoire propre de l’Église, « la situation politique des démocraties » et la « décision de chacun » face au mal.
Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps,
de Giorgio Agamben, traduit de l’italien par Joël Gayraud,
Bayard, 150 p. 14,90 €
Relativement
peu connu du public, certes un peu difficile à lire autrement qu’avec
la concentration d’un étudiant, le penseur italien Giorgio Agamben, né à
Rome en 1942, bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale
considérable chez les philosophes, mais aussi chez les théologiens. En
témoignent, tout dernièrement, en France, le très riche numéro double de
la revue Critique (janvier et février 2017) qui lui est
entièrement consacré, ainsi que la publication en un seul fort volume de
neuf de ses quelque trente-cinq livres, parmi les plus importants, sous
le titre générique d’Homo Sacer (« homme sacré », mais qui ne dispose plus d’aucun droit civique), en novembre dernier (1).
Tyconius « sans lequel Augustin n’aurait pu écrire La Cité de Dieu »
Alors
que l’accent est souvent mis, chez ses lecteurs, sur sa philosophie
politique, très inspirée par Walter Benjamin et Michel Foucault,
notamment, une véritable théologie de l’histoire apparaît de plus en
plus comme le fil d’Ariane de la part la plus originale et, sans doute,
la plus nécessaire aujourd’hui de son œuvre (lire nos repères).
Exégète et même philologue d’une rigoureuse précision des épîtres de
Paul et de Jean, lecteur aussi de tous les Pères de l’Église,
premièrement d’Augustin, mais aussi de Jérôme, d’Irénée de Lyon,
d’Origène, de Tertullien et du trop méconnu Tyconius qui inspira
profondément saint Augustin et Benoît XVI (depuis le milieu des années
1950), Giorgio Agamben a aussi mis en exergue, comme personne avant lui,
le plus haut sens de la vie des moines, sorte de libération du strict
droit, promue par le monachisme occidental, depuis Pacôme jusqu’à saint
François d’Assise (2).
Aujourd’hui,
deux textes d’une rare densité, rassemblés par les éditions Bayard (3),
nous mènent jusqu’au sommet de la méditation continuelle du philosophe
italien sur les lettres de Paul, notamment sur la deuxième épître aux
Thessaloniciens et ses précisions sur la fin des temps et la parousie,
c’est-à-dire « le jour du Christ », ou « le jour du jugement universel ». Pour cette ultime ascension, Giorgio Agamben a suivi pas à pas l’exégèse d’Augustin, mais surtout celle de Tyconius, « un personnage extraordinaire sans lequel Augustin n’aurait pu écrire son chef-d’œuvre, La Cité de Dieu ».
Une dominante eschatologique dans la théologie de Benoît XVI
Le
cheminement est dès lors clairement tracé. En 1956, Joseph Ratzinger,
prêtre depuis 1951 et docteur en théologie depuis 1953, s’apprête à
soutenir sa thèse d’habilitation, afin de devenir professeur
d’université, sur la théologie de l’histoire chez saint Bonaventure. Il
est aussi, à cette date cruciale pour lui, l’auteur d’un article
remarqué sur « le concept de l’église dans le Livre des Règles
de Tyconius » (4), dans lequel le futur cardinal (1977), préfet de la
Congrégation pour la doctrine de la foi (1981) et pape Benoît XVI (2005)
forge sa propre théologie de l’histoire. Une théologie dont Giorgio
Agamben souligne la dominante eschatologique et qu’il considère comme
étant la source véritable de la renonciation (le philosophe écrit « abdication ») de Benoît XVI à sa charge pontificale, en février 2013, plutôt que la diminution de la « vigueur du corps » et l’« infirmité de sa personne » officiellement invoquées.
Relevant
le geste symbolique de Benoît XVI déposant, en juillet 2009 déjà, le
pallium (manteau) pontifical sur la tombe de Célestin V, un ermite
bénédictin, réputé proche des Franciscains spirituels, qui renonça à sa
charge après seulement cinq mois de pontificat (juillet-décembre 1294)
par « mépris pour les actes de prévarication et de simonie de la cour », Giorgio Agamben en déduit que Benoît XVI a accompli, moins de quatre ans plus tard, un « grand refus »
prémédité. Et inspiré par la théologie et l’ecclésiologie de Tyconius…
De fait, lors de l’audience générale du 22 avril 2009, le pape évoquait
de nouveau l’inspirateur d’Augustin en ces termes : « Dans son
commentaire de l’Apocalypse, Tyconius voit surtout se refléter le
mystère de l’Église. Il était arrivé à la conviction que l’Église était
un corps bipartite ; une partie appartient au Christ, mais il est une
autre partie qui appartient au diable. » (5) Partageait-il alors cette conviction, comme l’affirme Giorgio Agamben ?
La tension interne entre « méchants » et « justes »
Déjà, en 1956, le jeune Joseph Ratzinger – il n’avait pas trente ans – donnait à redécouvrir, dans la Revue d’études augustiniennes et patristiques, l’ecclésiologie de Tyconius : « Le
corps de l’Église a deux côtés ou aspects : un côté gauche et un côté
droit, un côté coupable et un côté béni, qui constituent pourtant un
corps unique. (…) L’épouse unique du Christ, dont le corps est celui de
L’Église, comprend en soi aussi bien le péché que la grâce. » (6) Et il en déduisait que cette tension interne entre « méchants » et « justes » ne peut trouver sa résolution qu’à « la fin des temps », lors du « jugement universel » et de la parousie du Christ, après que l’Antéchrist aura été expulsé de l’Église.
Giorgio
Agamben adhère manifestement à cette eschatologie (7) et postule même
qu’elle est la seule philosophie de l’histoire possible. Une philosophie
qui assume d’être une théologie. Dès lors, le propos interpelle
vivement notre époque : « La grande discessio (séparation
entre l’Église du Christ et celle de l’Antéchrist) dont parlait le jeune
Ratzinger n’est pas un événement seulement futur, qui, comme tel, doit
être séparé du présent et relégué à la fin des temps : c’est plutôt
quelque chose qui doit orienter ici et maintenant la conduite
de tout chrétien… Le problème de ce qui est juste et de ce qui est
injuste ne peut être éliminé de la vie historique de l’Église, mais doit
inspirer à tout instant la conscience de ses décisions dans le monde. » (8)
À
partir de cette première focalisation sur le monde actuel, le
philosophe italien, revenant aux leçons de Paul et d’Augustin sur « les temps de la fin », dévoile « le grand drame du péché et de la rédemption »
qui se joue dans notre histoire, en reprenant les mots du génial
médiéviste Marc Bloch. Il piste dans nos sociétés l’avènement du « mystère de l’anomie » (absence de loi et d’ordre), le développement du « mystère du mal »,
le conflit entre l’Antéchrist et le Messie, entre Satan et Dieu… Cette
remise en perspective théologique de l’histoire étant accomplie, Giorgio
Agamben se permet une apostrophe à la fois éthique et politique qui
relève, selon lui, du « salut » : « Le mal n’est pas un drame théologique obscur qui paralyse et rend énigmatique et ambigüe toute action, mais c’est un drame historique
où la décision de chacun est à chaque fois en question. (…) C’est en ce
drame toujours en cours que chacun est appelé à tenir son rôle sans
réserves et sans ambiguïtés. » (9) Il y a, incontestablement, beaucoup de la vigueur légendaire de Paul dans cet appel à la « décision ».
(1) Seuil, collection « Opus », 2016. Ce volume rassemble : Le Pouvoir souverain et la vie nue (1997) ; État d’exception (2003) ; Le Sacrement du langage (2009) ; Le Règne et la Gloire (2008) ; Opus Dei (2012) ; La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasis (2015) ; Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin (1999) ; De la très haute pauvreté, 2011 ; L’Usage des corps, 2015.
(2) De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011.
(3) Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, 96 p., 14,90 euros.
(4) « Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 173-185. Cf. Tyconius, Le Livre des Règles, avec introduction, texte latin, traduction française et notes de Jean-Marc Vercruysse, Éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, 2004.
(5) Benoît XVI, audience générale, mercredi 22 avril 2009, « L’enseignement du moine saint Ambroise Autpert »
(6) « Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 179-180.
(7) Du grec eschatos, « dernier », et logos, « parole » : discours sur la fin des temps et du monde.
(8) Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, p. 27.
(9) Idem, pages 57 et 58.
(2) De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011.
(3) Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, 96 p., 14,90 euros.
(4) « Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 173-185. Cf. Tyconius, Le Livre des Règles, avec introduction, texte latin, traduction française et notes de Jean-Marc Vercruysse, Éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, 2004.
(5) Benoît XVI, audience générale, mercredi 22 avril 2009, « L’enseignement du moine saint Ambroise Autpert »
(6) « Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 179-180.
(7) Du grec eschatos, « dernier », et logos, « parole » : discours sur la fin des temps et du monde.
(8) Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, p. 27.
(9) Idem, pages 57 et 58.
Repères |
* Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Seuil, 2008
* De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011
* Opus Dei : archéologie de l’office, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012
* Qu’est-ce que le commandement ?, Payot & Rivages, 2013
* Pilate et Jésus, Payot & Rivages, 2014
* Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017
Lire aussi, sur le site Internet de l’Église catholique de Paris, une conférence de Carême, « L’Église et le Royaume », donnée à Notre-Dame de Paris, le 8 mars 2009
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