Prédication du 20 novembre 2016,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Antoine Peillon SDG
Sur Luc 10, 35-43
"Passion du Christ", fresque de Jean Canavesio (1492), chapelle de La Brigue,(Alpes-Maritimes). Un ange recueille l’âme du bon larron.
NBS 35 Le peuple se tenait là et regardait (en considérant / en
observant) SEULEMENT
DANS LUC. Quant
aux chefs, ils le tournaient en dérision en disant : Il en a sauvé
d’autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ de Dieu, celui qui
a été choisi !
MATTHIEU
(27 : 42) ET MARC (15 : 32) AJOUTENT ICI : « qu’il
descende maintenant de la croix et nous croirons en lui / pour que nous voyions
et que nous croyions ! »
και
ειστηκει ο λαος θεωρων (théoron) εξεμυκτηριζον δε οι αρχοντες λεγοντες αλλους
εσωσεν σωσατω εαυτον ει ουτος εστιν ο χριστος του θεου ο εκλεκτος
NBS
36 Les soldats aussi se moquaient de lui ; ils venaient lui présenter du vin
aigre
ενεπαιξαν
δε αυτω και οι στρατιωται προσερχομενοι οξος προσφεροντες αυτω
NBS
37 en disant : Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
και
λεγοντες ει συ ει ο βασιλευς των ιουδαιων (basileus ton ioudaion) σωσον σεαυτον
NBS
38 Il y avait aussi au-dessus de lui cette inscription : « Cet homme
(lui-même) est le roi des Juifs. »
ην
δε και επιγραφη επ αυτω ο βασιλευς των ιουδαιων (basileus ton ioudaion) ουτος
(outos)
NBS
39 L’un des malfaiteurs (villains) suspendus en croix l’injuriait (blasphémait)
en disant : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et
sauve-nous !
εις
δε των κρεμασθεντων κακουργων (kakourgon) εβλασφημει (blasphimei) αυτον ουχι συ
ει ο χριστος σωσον σεαυτον και ημας
NBS
40 Mais
l’autre le rabroua en disant : N’as-tu donc aucune crainte de Dieu, toi
qui subis la même peine ?
αποκριθεις
δε (apokritheis dè) ο ετερος επιτιμων αυτω εφη ουδε φοβη συ τον θεον (Théon)
οτι εν τω αυτω κριματι ει
NBS
41 Pour nous, c’est justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos actes ;
mais celui-ci n’a rien fait de mal (déplacé).
και
ημεις μεν δικαιως αξια γαρ ων επραξαμεν απολαμβανομεν ουτος δε ουδεν ατοπον (atopon)
επραξεν
NBS
42 Et il disait : Jésus, souviens-toi (anamnèse, souvenir continu du
ressuscité) de moi quand tu entreras dans ton royaume (quand tu viendras
vers ton royaume).
και
ελεγεν ιησου μνησθητι (mnisthiti) μου οταν ελθης εις τη βασιλεια (basileïa) σου
NBS
43 Il lui répondit : Amen (en vérité), je te le dis, aujourd’hui tu seras
avec moi dans le paradis.
και
ειπεν αυτω αμην (amen) σοι λεγω σημερον (semeron) μετ εμου εση εν τω παραδεισω (paradeiso)
*
C’est un cauchemar !
Une scène d’épouvante, d’outrage, de cruauté et d’humiliation. Une scène
dramatique, presque cinématographique (un certain Mel Gibson n’en a-t-il pas
fait un péplum, en 2004, une « Passion du Christ » fondamentaliste,
sacrificielle, extrêmement sanglante et passablement antisémite ?), un
épisode terrifiant et surtout déprimant.
On pourrait, à leur lecture, se dire : « Ce sont
des versets sataniques ! » Car ils nous horrifient, nous dégoûtent
et, pis encore, risquent de nous désespérer - tentation capitale ! -, de
nous faire douter, nous aussi, comme ce peuple mutique, ou même ces chefs
religieux, ces soldats romains et ce malfaiteur, le « mauvais
larron » des catéchismes, qui tournent Jésus en dérision, se moquent de
lui, le torturent et l’injurient (« blasphèment », dit le grec du
texte original), parce que, fondamentalement, tous lui dénient le titre de roi,
de Messie et ne craignent même plus Dieu…
Ah,
n’avaient-ils pas tous raison ?
L’histoire ne leur a-t-elle pas donné raison, puisque, oui, Jésus
ne s’est pas sauvé lui-même, malgré
les trois provocations à le faire qui font écho aux trois tentations suscitées
par le Malin au désert (Luc 4 : 1-13) : « Si tu es Fils de Dieu,
ordonne à cette pierre qu’elle devienne du pain ! » ; « Si tu te prosternes
devant moi, toute la puissance et la gloire de ces royaumes sera à
toi ! », « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas car tu
seras porté par les anges ! »
Imagine-t-on notre évangile se terminer par l’épisode de Jésus
descendant de sa croix, porté par les anges… Quelle puissance, quelle
gloire !
L’histoire n’a-t-elle pas donné raison aux chefs religieux, aux
soldats et au mauvais larron, puisque son Père, notre Dieu, ne l’a pas secouru,
ultimement, de la plus infamante des morts, pendu sur une croix, entre deux
criminels ?
L’histoire ne leur a-t-elle pas donné raison, puisqu’il n’est pas
descendu de sa croix par l’accomplissement d’un dernier miracle, lui qui en a
« sauvé d’autres » ?
Nous aurions donc atteint ce point de renoncement possible en
notre foi, de perte définitive de notre confiance en lui, Jésus, désormais ni
roi, ni Messie, ni Christ, ce point de
nihilisme où même Dieu, absent ou déjà mort, n’est plus crédible, n’est plus
craint, n’est plus qu’objet de dérision et de provocation, de blasphème et de
violence…
Sombre fin de notre espérance, aujourd’hui, dans ce temple
jusqu’ici fidèle au Père, au Fils de Dieu et à l’Esprit, à l’écoute de cette
dernière lecture de l’évangile de Luc, en ce dernier dimanche de notre
troisième et donc dernière année liturgique, la « C » ! Sombre
fin de notre confiance, à l’écoute de ce testament des testaments, en quelque
sorte, dont la dernière page se refermerait sur l’humiliation, la torture et la
mort sans salut de Jésus, faisant écho aux Psaumes : « Ils mettent du
poison dans ma nourriture et, pour apaiser ma soif, ils me font boire du
vinaigre. » (69 : 22) « Car des chiens m’entourent, une troupe
mauvaise m’encercle, ils me lacèrent les bras et les jambes. Je peux compter
tous mes os. Eux, ils observent, je leur suis offert en spectacle ; ils se
partagent mes vêtements, ils tirent au sort ma tunique. Toi, Seigneur, ne
t’éloigne pas ! Toi qui es ma force, viens vite à mon secours !
Délivre-moi de l’épée, délivre ma vie de la griffe des chiens ! »
(22 : 17-21)
Mais Dieu n’a pas délivré Jésus, et Jésus n’est pas descendu de sa
croix, porté par les anges.
***
Mais !
Oui, il y a un « mais ». Car, en tête du verset 40, ce tout petit mot
en français, dans notre traduction de la NBS, cette répartie jaillissante, en
grec, dans le texte original[1]
(apokritheis dè : « Et
répondant ») est comme un axe de basculement qui divise notre péricope de
ce matin en deux versants, deux pôles, deux univers, deux sens !
Car l’évangile de Luc comprend ici quatre versets (les 40, 41, 42
et 43) qui ne sont pas dans Matthieu, ni dans Marc, ni dans Jean, bien sûr, et
dont le message est l’un des plus renversants de tout le nouveau Testament. Et,
en tête de ces quatre versets, nous lisons bien un « mais »
décisif : apokritheis dè /
« Et répondant », c’est-à-dire le commencement de la Réponse !
La réponse du « bon larron » au malfaiteur qui n’a
aucune crainte de Dieu ;
· la
réponse aux sarcasmes des chefs et au vinaigre des soldats ;
· la
réponse au doute et à la désespérance sataniques qui risquaient de nous gagner…
Ecoutons
donc la réponse de Luc ; relisons nos versets dans le bon sens. Comme si
nous étions devant une scène de film, ou d’une tragédie d’Eschyle, ou face aux
tympans fascinants des portails romans de la basilique Sainte-Madeleine de
Vézelay et de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun, par exemple.
Regardons,
donc, comme le « peuple » qui « se tenait là et
regardait ».
Regarder ! θεωρων (théoron),
dans l’original grec, c’est-à-dire, plus précisément - c’est important -,
« observer », « considérer », presque
« contempler », car le mot donne aussi « théorie », en
français…
Regardons Jésus sur la croix, comme le faisait le
« peuple » mis en scène par Luc avant
les chefs et les soldats, le peuple distingué, presque opposé à ceux-là, le peuple
muet de compassion (c’est-à-dire de Passion
avec), le peuple dont Luc ne dit pas qu’il est de Jérusalem… Parce qu’en
vérité, ce peuple, c’est le peuple de Dieu, c’est l’Eglise universelle dont Luc
le convertisseur[2],
le réputé médecin, le miséricordieux, le meilleur compagnon de Paul, le
théologien[3]
et le taureau d’Ezéchiel, est l’instituteur et le premier réformateur (Actes des Apôtres)[4].
Ce peuple,
c’est nous !
Nous qui regardons, comme le « peuple » de Luc, la
Passion de Jésus-Christ sur la croix, nous qui voyons que cette croix est un
axe bien plus qu’une potence.
La croix de
Jésus-Christ est l’axe autour duquel se redistribue tout
l’espace et le temps spirituels révélés par nos versets.
En premier lieu : voyez « le peuple » en compassion
muette, en observance contemplative, le peuple témoin de la royauté de
Jésus-Christ. Et voyez aussi, séparé de lui, nettement opposé à lui par la
traduction de la NBS, les chefs et les soldats qui se moquent et qui torturent.
C’est, entre autres, la leçon politique systématique de la Bible que nous
réaffirme Luc en ce moment si ultime du calvaire du « roi des
Juifs », c’est-à-dire du roi d’Israël au sens spirituel, au Christ issu de
la lignée de David, d’Abraham et même d’Adam selon l’évangéliste.
En second lieu : voyez la croix de Jésus, sur laquelle un
écriteau signale sa royauté universelle (certains manuscrits de Luc précisent,
comme l’évangile de Jean, que son inscription était rédigée « en lettres
grecques, latines et hébraïques »). Cette croix du Christ figure une autre
opposition symbolique : à sa gauche, il y a la croix du malfaiteur qui
injurie Jésus, qui blasphème, qui n’a aucune crainte de Dieu et que l’évangile
apocryphe de Nicodème[5]
appelle Gesmas ; à sa droite, la croix du « bon larron », un
certain Dismas, toujours selon l’évangile apocryphe de Nicodème ou les Actes faits sous Ponce Pilate.
Remarquons, au passage, que ces directions axiales de nos premier
et second lieux (peuple VS chefs et
soldats ; bon larron VS mauvais
larron) dessinent elles-mêmes une croix dans l’espace, sur le sol, dont la
croix de Jésus est le centre, la jointure, le cœur…
Et tout
autour, un espace métaphysique se dessine donc.
D’un côté, en bas, à gauche, celui de la mort : les chefs qui
ironisent, les soldats qui humilient et torturent, le malfaiteur qui blasphème
et qui n’a aucune crainte de Dieu.
De l’autre, en haut, à droite, celui de la vie : le peuple,
le bon larron et…
Et
nous ?
Oui, nous aussi nous irons du côté de la vie, si nous faisons le
choix de la vie éternelle, car puisque Jésus divise et qu’il est
« venu mettre un feu sur la terre… » (Luc 12 : 49-53), sa croix
trace les lignes horizontale et verticale à partir desquelles doivent
s’orienter nos choix, à partir desquelles doivent se déterminer notre liberté
et notre responsabilité qui sont entières.
Nous irons du côté de la vie, si nous regardons toute souffrance,
toute humiliation et toute injustice avec compassion.
Nous irons du côté de la vie, si, comme Dismas, le bon larron,
nous rompons toute complaisance vis-à-vis de nos propres classe, club, camp,
gang… et si nous osons répondre contradictoirement à l’un des nôtres, au nom de
la vérité.
Nous irons du côté de la vie, si, comme Dismas, nous reconnaissons
nos « offenses » et proclamons l’innocence de la victime expiatoire
de nos fautes, de nos délits et des crimes des chefs, des soldats ou des
malfaiteurs les plus endurcis.
Nous irons du côté de la vie, si, comme Dismas, nous nous
convertissons sans cesse, prenant conscience de la rédemption messianique
offerte par Jésus-Christ sur la croix, dans un écho sublime aux prophéties
d’Esaïe (je cite) : « En fait, ce sont nos souffrances qu’il a
portées, c’est de nos douleurs qu’il s'était chargé ; et nous, nous le
pensions atteint d’un fléau, frappé par Dieu et affligé. Or il était transpercé
à cause de nos transgressions, écrasé à cause de nos fautes ; la
correction qui nous vaut la paix est tombée sur lui, et c’est par ses
meurtrissures que nous avons été guéris. » (Esaïe 53 : 3-5)
Nous irons du côté de la vie, si, même aux pires instants de notre
existence sur terre, voire à l’article de la mort, nous maintenons notre foi
dans le Ciel, notre confiance dans Jésus-Christ, si nous ne craignons que Dieu
et faisons appel à sa miséricorde, si nous nous en remettons enfin à l’Esprit.
Alors, la
Réponse de Jésus-Christ, initiée en tête des versets
exclusifs de Luc écoutés en cette fin d’année liturgique et à la veille de
l’Avent, nous atteindra aussi : « Amen,
je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. »
Tu témoigneras de la justice, de l’innocence de Dieu vis-à-vis de
tout le mal que l’homme fait à l’homme. Tu prieras Jésus de te garder dans
l’Esprit en chantant le Psaume (106 : 4) : « Seigneur,
souviens-toi de moi, dans ta faveur pour ton peuple ! Interviens pour moi par
ton salut. »
Tu seras sauvé, ici et maintenant ! Tu descendras de ta croix
et le royaume où Jésus-Christ ira avec toi sera le jardin du paradis ! « Jardin »,
« verger », « paradis » : c’est le même mot, cité ici
pour la première fois sur trois dans tout le nouveau Testament[6] !
Jardin, paradis, soit PaRDèS en
hébreu, quatre lettres (pé, resh, daleth, samekh) qui proposent, chacune, selon
la kabbale, un sens des Écritures (Peshat – le littéral, Remez – l’allusif,
Derash – l’allégorique, Sod – l’ésotérique ou le mystique).
« Adam avait tendu ses mains vers l’arbre de la science et
transgressa le commandement de Dieu. Le (bon) larron tendit ses mains vers la
croix du Christ, l’arbre de vie, et il en reçut la vie. Toi, donc, étend aussi
les mains vers la croix, approche de la table sainte en étendant la main, et tu
recevras la vie », commentait Ephrem de Nisibe, dit « le
Syrien », au IVe siècle[7].
Car, pour toi, ma sœur, mon frère : « Le Seigneur Dieu
planta un jardin en Eden, du côté de l’est, et il y mit l’homme qu’il avait
façonné », nous chante la Genèse (Gn 2 : 8).
Et, pour nous, peuple de Dieu, communion de tous les
saints : « Que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit
dit aux Eglises ! / Au vainqueur, je donnerai à manger de l’arbre de la vie qui est dans le paradis
de Dieu », nous prophétise l’Apocalypse (Ap 2 : 7).
Amen !
[1]
28e édition révisée Nestle-Aland, Novum Testamentum Graece (2012). Nouveau testament interlinéaire grec-français, Société biblique
française (Bibli’O), 2015.
[2]
Christophe Singer, L’Evangile de Luc.
Annonce de la conversion, Olivétan, 2015.
[3]
François Bovon, Luc le théologien,
Labor et Fides, collection Le Monde de la Bible, 2006.
[4]
Jacques Cazeaux, Luc, le taureau
d’Ezéchiel, collection Lectio Divina, Cerf, 2015.
[5]
Evangile de Nicodème ou Actes faits sous Ponce Pilate sont les
noms usuels d’un évangile apocryphe composé en grec, au IVe siècle.
Dans sa forme originale (recension grecque A), il raconte le procès et la mort
de Jésus puis, à travers la figure de Joseph d’Arimathie et de trois Galiléens,
la résurrection et l’ascension du Christ ; il cite notamment les évangiles
canoniques et insiste sur le fait que Jésus accomplit les prophéties de
l’Ancien Testament.
[6]
Outre Luc 23 : 43 ; 2 Corinthiens 12 : 4 ; Apocalypse
2 : 7.
[7]
Daniel Bourguet, L’Evangile médité par
les pères : Luc, Olivétan, collection Veillez et priez, 2008, p. 227.
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