jeudi 3 avril 2014

Michel Dujarier : "Le mot fraternité est le nom propre de l’Église"



De la «fraternité», nous n’avons gardé que le sens de la solidarité. Pourtant, sa signification théologique est un principe premier de l’Église. Et elle recèle une force pastorale qui est partage de la «vie divine».


https://nndnnsntdg.blogspot.com/2017/01/quand-leglise-est-devenue-fraternite-en.htmlhttps://nndnnsntdg.blogspot.com/2017/01/quand-leglise-est-devenue-fraternite-en.html



La Croix : Tout n’a-t-il pas été dit à propos de la «fraternité» ? P. Michel Dujarier (1) : Depuis quelques années, on écrit beaucoup sur la fraternité, mais il y a toujours une question de vocabulaire qui se pose. Le latin ne possède qu’un seul mot, fraternitas, pour désigner deux réalités différentes, bien que complémentaires. Pourtant, à l’origine, en grec, il y a deux mots distincts pour dire ces deux réalités. Il y a tout d’abord adelphotès, qui vient d’adelphos (frère) et qui désigne une communauté d’hommes et de femmes partageant un même idéal de vie. La conséquence de cette communion est qu’elle pousse à s’aimer comme des frères et cet amour fraternel, en tant que vertu, se dit philadelphia. Malheureusement, aujourd’hui, souvent, dès que l’on parle de fraternité, on ne pense en fait qu’à philadelphia et on oublie le sens premier du mot qui est celui d’adelphotès.
Ce double sens de «fraternité» existait-il avant Jésus-Christ ?
P. M. D. : Le mot philadelphia existait, mais il ne s’appliquait qu’aux frères et sœurs d’une même famille. Pour l’amour des autres, on employait philanthropia (amour de l’homme). Par contre, adelphotès (communauté de frères) était inconnu. Il a été employé en premier lieu par les chrétiens, vers l’an 95. On le trouve dans la Première Lettre de saint Pierre, et aussi, à la même époque, dans la Lettre de Clément de Rome aux chrétiens de Corinthe, avec ce sens de «communauté de frères et sœurs en Christ».
Cette fraternité est donc liéeà la naissance du christianisme ?
P. M. D. : Oui, et «Fraternité» est même le nom propre de l’Église. En effet, le mot ekklèsia est un nom commun qui signifie «assemblée», qu’elle soit civile, politique ou religieuse, alors que adelphotès (fraternité) n’a été employé que pour désigner la communauté des chrétiens. Ce mot a été employé, à partir des années 350, dans le vocabulaire théologique pour exprimer deux réalités fondamentales. D’abord, à propos de l’Incarnation, les Pères de l’Église disent que le Fils de Dieu, en se faisant homme, «a pris notre fraternité», ou «a revêtu notre fraternité», et qu’il est devenu ainsi notre frère en vie humaine. Puis, mieux encore, le Christ nous a proposé de nous adopter comme frères et sœurs en sa vie divine par les sacrements.
La fraternité est ainsi un partagede la vie divine ?
P. M. D. : Exactement. La fraternité n’est plus seulement une vertu humaine, mais elle est d’abord le don du Christ qui, en nous communiquant son Esprit Saint, l’Esprit d’amour, nous permet de communier à la vie des trois Personnes divines et d’être capables d’aimer jusqu’au don total de nous-mêmes. Cette compréhension de la fraternité s’est développée dans les commentaires de l’épître aux Romains (chapitre 8,17 et 8,29) et de l’épître aux Hébreux (chapitre 2, 10-18). Cette théologie du Christ-Frère s’est maintenue discrètement aux VIe -VIIe  siècles et s’est à nouveau développée avec les moines carolingiens (VIIIe -IXe  siècles), puis avec les premiers cisterciens (XIIe  siècle).
Cette dimension théologiquede la fraternité n’a-t-elle pas duréau-delà du XIIe  siècle ?
P. M. D. : On retrouve cette même vision théologique au XIIIe  siècle, chez Thomas d’Aquin. Bien plus tard, elle réapparaît chez des spirituels comme le P. de Foucauld, qui était un fidèle lecteur de saint Jean Chrysostome. Cependant, dans les temps modernes, le mot «fraternité» n’a souvent été perçu qu’au seul sens de «vertu d’amour fraternel», oubliant son sens fondamental de «communauté de vie dans le Christ-Frère». Il est important de redécouvrir aujourd’hui la valeur de ces deux sens qui ont une très grande force pastorale. Animant des communautés de base à Cotonou (Bénin), puis dans des milieux ruraux pauvres, j’ai été heureux de pratiquer cette fraternité dans sa double dimension. J’avais en même temps l’occasion d’approfondir les écrits des Pères de l’Église, car je les enseignais au grand séminaire de Ouidah (Bénin) et à l’Institut catholique d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Si l’Église est Fraternité en Christ, sa mission est en effet d’être «sacrement de fraternité», ce qui suppose qu’elle vive elle-même de cette fraternité au maximum, pour la mieux annoncer à tous ceux et celles qui cherchent un sens à leur vie.
---------------------------------------------------------------------
PRÊTRE ET THÉOLOGIE DE LA FRATERNITÉ
Docteur en théologie et travaillant actuellement à l’Institut des Sources chrétiennes, prêtre du diocèse de Tours au service du diocèse de Cotonou (Bénin) de 1961 à 1995, Michel Dujarier a longtemps assuré des responsabilités paroissiales importantes, tout en enseignant comme professeur de patristique au grand séminaire du Bénin et à l’Institut catholique de l’Afrique de l’Ouest (Icao) d’Abidjan.
Michel Dujarier intervient aujourd’hui lors du colloque «Aux nouvelles frontières de la Fraternité», au Centre Sèvres, à Paris, organisé par Confrontations en partenariat avec la Cimade, CCFD Terre solidaire, Justice et Paix, le Secours catholique, la société de Saint-Vincent-de-Paul, les Semaines sociales de France ainsi qu’avec les journaux La Croix et Réforme.
 

Recueilli par Antoine Peillon (publié dans La Croix)
(1) Prêtre du diocèse de Tours, docteur en théologie  Il est également l’auteur de : Église-Fraternité. L’ecclésiologie du Christ-Frère aux huit premiers siècles , tome 1, L’Église s’appelle “Fraternité” (Ier -IIIe  siècle), Éditions du Cerf, 2013, 498 p., 40 €. Deux autres tomes paraîtront prochainement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire