Prédication du 7 janvier 2018,
temple Port-Royal / Quartier latin (Paris 5 et 13)
Antoine Peillon SDG
Epiphanie
Sur Matthieu 2.1-12
Henri Rivière, "La crèche", dans La Marche à l'étoile, Flammarion, 1890
Mat. 2.1-12 (Louis Segond 1910)
Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi
Hérode, voici que des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem, et dirent :
Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? car nous avons vu son étoile
en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer. Le roi Hérode, ayant appris
cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les principaux
sacrificateurs et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux où devait
naître le Christ. Ils lui dirent : A Bethléhem en Judée ; car voici
ce qui a été écrit par le prophète : Et toi, Bethléhem, terre de Juda, tu
n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, car de toi
sortira un chef qui paîtra Israël, mon peuple.
Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et
s’enquit soigneusement auprès d’eux depuis combien de temps l’étoile brillait.
Puis il les envoya à Bethléhem, en disant : Allez, et prenez des
informations exactes sur le petit enfant ; quand vous l’aurez trouvé,
faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.
Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici,
l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant
arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta.
Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une
très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec
Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent ; ils ouvrirent ensuite
leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la
myrrhe.
Puis,
divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent
leur pays par un autre chemin.C’est aujourd’hui le dimanche de l’épiphanie. Un des plus beaux moments de notre liturgie.
« Epiphanie ». Non, ce n’est pas un nom de fleur, même si nous
espérons ressentir les prémisses du printemps, parce que les jours commencent
déjà à rallonger.
Ce joli mot d’épiphanie nous vient du grec Epipháneia (Ἐπιφάνεια) qui
signifie « manifestation » ou même « apparition ».
Certes, les fleurs ont quelque chose de merveilleux, mais l’épiphanie est
de l’ordre du fabuleux, de l’incommensurable, du sidéral, de l’astral, bref,
de… l’astronomique !
Oui, en premier lieu, l’épiphanie, c’est as-tro-no-mique !
Il est toujours bon de lire ou de relire les Pères de l’Eglise, lors des
grands moments de notre liturgie, pour éclairer notre lanterne d’apprentis
exégètes.
·
« Pendant
qu’un Dieu était suspendu au sein d’une mère mortelle et enveloppé de
misérables langes, on vit tout à coup un astre nouveau briller du haut du ciel,
dissiper l’obscurité qui couvrait l’univers et changer la nuit en un jour
éclatant, afin que le jour ne demeurât pas enseveli dans les ombres de la
nuit. » C’est Augustin d’Hippone (354 - 430) qui nous
illumine ainsi, dans sermon sur l’Epiphanie.
·
Et quand Jérôme de Stridon (vers 347 – 420, à
Bethléem) s’interroge : « Mais
on peut se demander comment les Mages habitant la Chaldée, la Perse, ou les
extrémités de la terre, ont-ils pu venir en si peu de temps à Jérusalem »,
Jean Chrysostome (« Bouche d’or ») lui répond presque
logiquement : « Peut-être aussi
sont-ils partis sous la conduite de l’étoile qui les précédait, deux ans avant
la naissance du Christ, sans que les provisions de bouche leur aient fait
défaut pendant leur voyage. » Quelle manne de mystères !
·
Quel feu d’artifice théologique, aussi, lorsque Jean
Chrysostome (entre 344 et 349 – 407) - encore lui - bougonne : « Qu’y a-t-il d’étonnant que le soleil
de justice, sur le point de se lever, ait voulu être annoncé par une étoile
miraculeuse ? Elle s’arrêta au-dessus de la tête de l’enfant comme pour
dire : « C’est lui. » »
·
Quand, enfin, l’incomparable saint Augustin nous
donne une clé d’or de notre texte d’aujourd’hui : « Un enfant nouvellement né était couché dans une crèche, joignant
à un corps frêle une pauvreté qui devait le rendre méprisable ; mais sous ces
dehors misérables se cachait quelque chose de grand, et ce n’est pas de la
terre qui le portait, mais du ciel qui se chargeait de les instruire que les
mages, ces hommes prémices des nations, avaient appris ce qu’il était : « Nous
avons vu, dirent-ils, son étoile dans l’Orient. » Ils font connaître ce qu’ils
ont vu, et en même temps ils interrogent, ils croient et ils cherchent : figure de ceux qui marchent à la
lumière de la foi et qui désirent jouir de la claire vue. »
***
Mais n’allons pas trop vite, dans notre propre marche à l’étoile.
Progressons de l’humble pas des bergers.
Interlude…
Ecoutons donc d’abord la joyeuse pastorale d’Antoine Maurel, créée en 1844,
à Marseille, en vers provençaux. Un « Mystère
de la naissance de notre Seigneur Jésus-Christ », drame en cinq actes,
qui trouve sa source, entre autres, dans les santons de la nativité.
Pimpara, le rémouleur, est heureux et il chante :
« Au brut de la
grando nouvello
Cadun a mes lou cacho-fue… »
« Au bruit de la
grande nouvelle
Chacun a mis la bûche
sacrée au feu :
Les pastoureaux, les
pastourelles
S’en vont contents, la
tête au jeu ;
Sur les chemins ils
passent la nuit,
Regardant
l’étoile ;
Nous, nous y
arriverons toujours,
Ô mes amours. »
(…)
Oui, Pimpara, le rémouleur, chante, et le mage Gaspard, arrivé à Bethlehem,
lui fait écho :
« Arrêtons-nous :
l’étoile a fixé sa lumière
Sur cette pauvre
étable, et quittant leur chaumière,
Par un ange, avertis,
des pasteurs avec nous
Viennent devant Jésus
incliner les genoux :
Aux petits comme aux
grands notre Seigneur accorde
De voir le jour de
gloire et de miséricorde ;
Il dévoile à nos yeux,
célestes messagers,
L’étoile pour les
mages, l’ange pour les bergers.
Entrons, car c’est ici
que le Christ vient de naître :
Sa présence s’annonce
et déjà nous pénètre
De cette douce paix
que Dieu nous révéla :
Une crèche, un enfant
sans berceau !... C’est bien là !
Celui qui, sous ses
lois, réunira le monde
A choisi pour palais
cette demeure immonde ;
Celui dont la bonté va
guérir tous nos maux
Apparaît au milieu des
plus vils animaux ;
Le Rédempteur,
l’enfant prédit par les oracles,
Dont le globe étonné
redira les miracles,
Le fils de Dieu, le
Christ, roi de l’éternité,
Est né dans la misère
et dans l’obscurité. »
La rime de l’ouvrier miroitier Antoine Maurel est peut-être pauvre, elle
aussi, mais les cœurs des bergers de sa pastorale se laissent instantanément
pénétrer par la présence du Christ et par la douce paix révélée par Dieu, sur
la paille, au milieu des plus vils animaux.
La pastorale de la crèche vivante, nous enseigne aussi, avec insistance,
que c’est dans la misère et l’obscurité terrestres que viennent au jour le
règne, la puissance et la gloire de notre seul Seigneur.
Attention ! Elle ne nous dit pas qu’il faut être pauvre ou obscur pour
connaître ou reconnaître la gloire de Dieu. Elle ne fait pas dans le
misérabilisme, dans le dolorisme…
La pastorale de Maurel - comme Matthieu, comme Augustin, ou Jérôme, ou Jean
Chrysostome - nous chante plutôt que nous devons savoir reconnaître « un enfant sans berceau », et, qu’au-delà de la reconnaissance de
ce Rédempteur, nous nous inclinerons aussi, si nous suivons l’étoile, devant
celles et ceux qui survivent dans des « demeures
immondes », voire dans aucune demeure, que nous nous inclinerons
devant celles et ceux qui viennent à la vie « au
milieu des plus vils animaux » et qui naissent, aujourd’hui encore,
trop souvent « dans la misère et
dans l’obscurité ».
C’est le merveilleux astronomique de l’Epiphanie, qui nous saisit ainsi, en
écoutant le chant du rémouleur et de Gaspard, parce qu’ils ont marché à
l’étoile et que nous les suivons, ce dimanche, pas à pas.
Grâce soit rendue à eux tous, rémouleur de Provence, bergers et mages sans
frontières, de nous guider encore, en ces temps où Hérode est toujours roi de
notre monde, en ces temps où les prophètes restent muets face à l’humiliation
des enfants qui naissent dans la misère et l’obscurité, face à la persécution
de celles et ceux qui vivent, au mieux, dans des demeures immondes !
Ouvrons grand nos oreilles, nos yeux et surtout nos cœurs pour que
l’étoile, l’ange et l’Esprit parlent aux uns et aux autres.
Augustin nous l’a dit aussi, bien longtemps avant Antoine Maurel : « Les anges annoncent la naissance du
Christ aux bergers, une étoile la fait connaître aux mages, le ciel parle
en son langage aux uns comme aux autres,
parce que la voix des prophètes avait cessé de se faire entendre. »
Et Rémi de Reims (437 - 533) a insisté sur l’égalité spirituelle qui
unit mages et bergers : « Quelques-uns
disent que cette étoile était l’Esprit saint qui voulut apparaître aux mages
sous la forme d’une étoile, comme il apparut plus tard sous la forme d’une
colombe sur Notre-Seigneur après son baptême. D’autres pensent que ce fut un
ange, c’est-à-dire que celui qui apparut aux bergers serait le même qui aurait apparu aux mages. »
***
Car « le ciel parle en son
langage aux uns comme aux autres », pour citer encore Augustin.
Aux Grecs autant qu’aux Judéens ; aux païens autant qu’aux enfants de
Moïse : c’est aussi la leçon de ce chapitre de Matthieu, à travers la
marche à l’étoile des mages d’Orient, de ces « sages » (c’est la
meilleure traduction du grec μάγοι / magoï) venus des Nations.
Aussitôt ressortis de Jérusalem, les mages ont suivi l’étoile, alors que « les scribes » sont restés
dans les murs de la cité d’Hérode, de la Jérusalem soumise à Rome, alors qu’ils
avaient parfaitement décrypté la prophétie de Michée (5.2-4) : « Et toi, Bethléhem Éphrata, petite
entre les milliers de Juda, de toi sortira pour moi Celui qui dominera sur
Israël, et dont l’origine remonte aux temps anciens, aux jours de l'éternité.
(…) Il se présentera, et il gouvernera avec la force de l’Éternel, avec la
majesté du nom de l’Éternel, son Dieu (…), car il sera glorifié jusqu’aux
extrémités de la terre. »
Nous voici orientés : la foi et la marche à l’étoile, d’un côté ;
la servitude volontaire et la gestion mercantile du Temple, de l’autre…
***
Mais il y a encore pire que l’embourgeoisement des scribes. C’est la
malignité d’Hérode ! « Hérode le Grand », roi-client de Rome,
ébloui par les fastes de l’Empire, protégé par Marc-Antoine et Auguste, Hérode
le Rusé, Hérode l’assassin des innocents, Hérode le Sanglant, le père d’Hérode
Antipas, l’assassin de Jean-le-Baptiste, le complice de la condamnation de
Jésus au supplice de la croix…
« Hérode » ! C’est, désormais, le nom emblématique des rois
absolus, des tyrans, des collaborateurs à l’Empire, à tous les empires.
Son règne, sa puissance et sa gloire s’exerçaient par la ruse et le meurtre
sur Jérusalem, sur son Temple et son palais, tandis que le règne, la puissance
et la gloire de Dieu s’incarnaient, avec douceur, dans « un enfant sans berceau », né à Bethléem, où l’étoile
conduisait des sages d’Orient animés par une foi sans frontières et où un ange
donnait rendez-vous à des bergers aussi petits
que des santons.
Les scribes n’ont pas pris le chemin de Bethléem, alors qu’ils décryptaient
savamment l’oracle des Ecritures ; car ils ne croyaient plus en rien
d’autre qu’en la puissance despotique du roi de Jérusalem.
Hérode, roi de Jérusalem, mais féal des Romains, a tenté de berner les
mages, d’en faire l’instrument de son crime, mais ceux-ci l’ont, in fine, laissé au large de leur chemin.
L’antinomie est claire. Car Matthieu en a fait un mythe.
D’un côté, les uns et les autres,
les mages et les bergers, le commun des mortels qui, pas à pas, marchent à
l’étoile et rendent hommage au fils de Dieu, au Christ, au roi de l’éternité
qui est « né dans la misère et dans l’obscurité ».
De l’autre, les scribes collaborateurs et Hérode le tyran, assoiffé de
pouvoir, de puissance et de gloire, au point de couvrir sa mémoire du sang des
innocents.
Mes sœurs, mes frères, aujourd’hui, marchons
à l’étoile, comme firent jadis les mages et les bergers. Entendons
l’évangéliste, et Ambroise de Milan (340 – 397) qui nous encourage : « Cette étoile, c’est la voie, et la
voie c’est le Christ, car par le mystère de son incarnation il est comme une
étoile, étoile brillante, étoile du matin, qu’on ne peut voir dans les lieux où
règne Hérode… »
Comprenons aussi la parole lapidaire de Rémi de Reims : « On peut dire encore que l’étoile
figure la grâce de Dieu, comme Hérode est le symbole du démon. »[1]
Chaque jour, cette épiphanie doit rester dans nos cœurs et nos
esprits : soit servir la toute-puissance d’Hérode, c’est-à-dire le
démon ; soit offrir de l’or, de l’encens et de la myrrhe à l’enfant Dieu
qui naît dans la misère et dans l’obscurité.
Soit collaborer, soit marcher à
l’étoile.
***
La marche à l’étoile !
Dans la bibliothèque de mes parents, j’ai trouvé, il y a longtemps, un
mince livret des éditions de Minuit. Date : 1943 ; auteur :
Vercors ; titre : La Marche à
l’étoile.
Jean Bruller, alias
« Vercors », a choisi ce titre après avoir croisé un vieillard
portant sur la poitrine une étoile jaune. Il a expliqué que c’était « l’étoile que la France de Pétain
aurait imposée à (s)on père, s’il eût vécu », celui-ci étant décédé en
1930.
Vercors a écrit La Marche à l’étoile
en mémoire de son père, Louis Bruller, dont il n’apprend véritablement
l’histoire qu’en 1942. Passé en zone libre dans le cadre de son activité de
Résistance, il y rencontre une vieille amie de ses parents qui lui raconte (je
cite) « l’odyssée (de son père), à
seize ans, depuis sa Hongrie natale, sa marche à l’étoile vers le pays de
Victor Hugo et de la Révolution française… » (La Bataille du silence, 1967)
Le personnage principal de La Marche
à l’étoile s’appelle Thomas Muritz. C’est le double de Louis Bruller, le
père de Vercors. Tous deux ont marché à l’étoile, lorsqu’ils étaient
adolescents, quittant, l’un, la Moravie, et l’autre, la Hongrie natale, afin de
rejoindre Paris, la capitale de la France, pays de la Révolution, de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de Victor Hugo… Tous deux sont
devenus éditeurs, se donnant mission d’éducation populaire.
La dernière fois que Vercors rencontre Thomas Muritz, c’est dans Paris
occupé par les Allemands. Le vieux monsieur porte une étoile jaune cousue sur
son manteau. Vercors s’en étonne, car il pensait que la famille Muritz était
seulement protestante. Le vieux Thomas lui répond : « Il faut croire qu’un parpaillot peut être juif, après tout.
Jusqu’à quel point ? Je n’en sais rien, car ça ne m’intéresse pas. Ma mère
était juive. Mon père ? Toute la lignée mâle est protestante… »
Et il explique aussi que c’est sa façon de faire « don de soi », de résister.
D’un coup, Vercors imagine Thomas Muritz (je cite) « avançant, avançant durement vers cette France généreuse…
« La Marche à l’Etoile… » O Dieux ! fallait-il vraiment que ce
fût, pour finir, cette étoile-là ? » Peu de temps après cette
rencontre, le vieil homme sera arrêté et assassiné par un gendarme français…
Une nation se juge au sort qu’elle réserve à ses étrangers, migrants,
réfugiés. Pour le meilleur et pour le pire.
Notre pays est-il celui d’Hérode, ou celui des mages et des humbles bergers
qui marchent à l’étoile ? Celui de Louis XIV, ou celui de l’Edit de
Nantes ? Celui de Pétain, ou celui du Conseil national de la Résistance
(CNR) et de Roland de Pury ? Celui des éditeurs des pamphlets antisémites
et pronazis de Céline, ou celui des Editions de Minuit ? Celui des centres
de rétention administrative, dans lesquels sont enfermés des enfants, ou celui
de la Cimade et des désobéissants civils de la vallée de la Roya ?
A nous d’en juger, et de choisir de servir le démon ou l’enfant de
Bethléem.
Amen !
[1]
Et encore : Grégoire de Nysse (vers 335 - vers 395) : « Les mages, en
retournant dans leur pays par un autre chemin, nous donnent une grande leçon.
Notre patrie, c’est le ciel, et après avoir connu le Sauveur Jésus, nous ne pouvons
y retourner par la voie que nous avons d’abord suivie. »
Jean Chrysostome : « D’ailleurs, il
n’était pas possible que ceux qui avaient quitté Hérode pour venir trouver
Jésus-Christ, retournassent vers ce roi impie et cruel. (Car) l’homme qui
abandonne le démon pour venir à Jésus-Christ revient difficilement au démon,
parce que la joie qu’il goûte au milieu des biens qu’il a retrouvés, et le
souvenir des maux auxquels il a échappé, lui rendent difficile le retour vers
le mal. »
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